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Blog-phrase numéro 10

Livre

Voyage à Bayonne, Gaëlle Bantegnie, Collection l’arbalète, éditions Gallimard

Phrase

« Il avait l’air satisfait du marin qui rentre à la maison après plusieurs mois passés en mer. Mais sait-on vraiment quelle tête fait le marin quand il rentre chez lui ? » page 60

Pour bien lire cette phrase, commençons par en coucher quelques autres qui ne sont pas sans rapport.

-« Non, ce n’était pas cela. Il ne faisait pas semblant, il écoutait vraiment ses paroles ».

 

-« Et ils se mettraient à lire ensemble, puis à s’aimer à égalité. Non, ce n’était même pas cela. Ce n’était pas la peine d’aller dénicher les micro-stratégies des enseignants pour ne pas passer pour des ignorants ou des incompétents »

 

-« Epicure qui lui promettait le bonheur. Non, Epicure ne lui promettait rien justement, il ne lui faisait pas espérer le bonheur »

 

-« Elle était toujours là, derrière lui, les joues et les cuisses rouges, les chaussettes remontées à mi-mollets, le gilet de laine noué autour de la taille et la gourde en peau de chèvre suspendue autour du cou. Non, elle ne portait pas de gourde, ça ne se faisait déjà plus en 1998. »

« Non, ce n’était pas cela », ou « non » suivi d’une virgule que suivra un énoncé qui reprend ce qui vient d’être écrit, serait comme un tic logique de cette prose. Une fois mentionné aussi l’usage fréquent, dans Voyage à Bayonne, de « quoique », et le recours épisodique à « sauf que », on aura une idée de l’écriture auto-rectificatrice de Gaëlle. Disons : auto-dialectique. Elle pense pour deux. Si le grand homme est celui qui se fait à lui-même ses meilleures objections, nous constatons une fois de plus que le grand homme est une femme.

Mais pourquoi garder le premier temps du raisonnement, puisque il est comme annulé par le second ? D’abord parce qu’il n’annule pas le premier, mais le précise, le nuance, l’ajuste. Ensuite parce que c’est intéressant de restituer le cheminement d’une pensée, y compris ses coups d’essai infructueux –Voyage à Bayonne n’est pas un roman qui pense, c’est un roman sur une pensée. Ce n’est pas un roman leibnizien, ou un roman dont Leibniz serait la figure tutélaire, mais un roman sur une femme de 27 ans qui décide de lire quotidiennement Leibniz pendant l’été 98.

Il est temps de revenir à notre phrase. A nos phrases, puisqu’il y en a deux. « Il avait l’air satisfait du marin qui rentre à la maison après plusieurs mois passés en mer. Mais sait-on vraiment quelle tête fait le marin quand il rentre chez lui ? ». L’une parle, l’autre commente, rétracte, rectifie. Le texte se réfléchit. S’examine. Se reprend, car quelque chose lui a échappé. Quoi ? La première phrase. Trop pris la confiance. Trop en roue libre. Ne fait plus attention à ce qu’elle dit. S’est laissé aller à des automatismes, des associations prémâchées. La satisfaction de Boris, mari d’Emmanuelle, revenant de deux semaines de vacances sportives et solitaires lui a évoqué spontanément celle du marin de retour. Bon. Pourquoi pas. On a vu pire comme comparaison. On a vu plus attendu. Mais Gaëlle n’est pas femme à se contenter de cette mini-victoire sur la banalité. Elle ne laisse rien passer ; elle ne se laisse rien passer. Une auto-objection lui vient. Un scrupule. Sais-je au moins à quoi ressemble un marin de retour ? Ben non. Je ne sais pas. Je parle et je ne sais pas de quoi je parle. Mes mots, mes propres mots, ne s’appuient sur rien. Ça ne va pas. Je le signale – mais garde la comparaison approximative, l’auto-flicage demeure libéral et humoristique.

Même structure en deux temps quelques pages plus loin. Avec cette fois moins de mots, et un raccord explicatif moins voyant entre les deux temps, le scrupule déjà formulé étant comme intériorisé par le texte : « Elle ouvrait grand les yeux comme un hibou. Elle n’avait jamais vu de hibou. » Pour le coup, comparaison conventionnelle. Aussi mécanique que rusé comme un renard ou bavarde comme une pie. Or, aussi vrai qu’on converse rarement avec une pie, qu’on se fait peu fréquemment piquer un fromage par un renard, on a eu peu d’occasions de regarder un hibou les yeux dans les yeux, pour vérifier qu’il les ouvre grand. A vrai dire, A dire vrai, à vrai dire, en parlant pour de vrai, ce n’est « jamais » arrivé. D’où tient-on alors cette expertise zoologique ? DE nulle part que de mots. Des yeux grands comme ceux du hibou cela se dit. Cela vient aussi de représentations, en BD ou ailleurs, mais les dessinateurs ne sont-ils pas eux-mêmes parasités par la rumeur ? Ont-il passé des nuits à épier le mari de la chouette pour être sur que leur dessin taperait juste ? On leur demandera. On leur demandera qi leur image vient du réel, ou si, comme dit Godard, elle est « juste une image », auto-référencée.

Ce qui nous mène, par un assez fumeux glissement du signifiant, au cœur de l’affaire, à son point d’élucidation. Livré par Gaëlle en personne élue trois fois miss Lucidité au festival de Vertou : « En plus des sensations tourbillonnantes de sa respiration en dents de scie, de son cœur qui crachotait, de ses membres paralysés – quoique ça soit juste une image parce qu’en fait, elle bougeait ses bras et ses pieds, mais sans avoir la conscience rassurante de diriger les opérations, d’être la maîtresse d’œuvre de ce corps de poupée désarticulée ». Juste une image. Au sens littéraire cette fois, mais l’esprit est godardien. De même qu’il y a des plans de cinéma qui ne réfèrent qu’à eux-mêmes, fabriquant un monde clos sans connexion avec le réel, il y a une grande et redoutable propension des mots à œuvrer en circuit fermé. Apprendre à parler, c’est hériter d’un paquet de réflexes linguistiques qui brassent des approximations sur lesquelles on est plus ou moins regardant. En général on ne l’est pas. La littérature peut l’être. Elle a tout le loisir de l’être. Mais la vigilance doit être permanente. Il faut se poster à l’entrée du texte et examiner le faciès de tous les mots qui y affluent. Le mot ou l’expression arrive, le physionomiste dit qui va là ! approche un peu que je te regarde, que je vois ce que tu nous dit. Hum… «Membres paralysés »… Ce serait pas un automatisme ça ? Ce serait pas une facilité d’expression ? Ils étaient vraiment paralysés les membres d’Emmanuelle au moment de sa crise à la plage ? M’étonnerait. Va falloir être plus précis mon gars. Tu peux rentrer mais j’te colle un ajusteur. Tiens prends par là, tu suis le « quoique » et tu te laisses faire. Et tu la fermes, ça changera.

Dans les trois cas évoqués, et même dans celui de la gourde un peu plus haut, on voit un texte qui résiste à l’image en l’éprouvant au critère de sa charge de réalité. Mais remettons-nous encore à l’auto-analyste, puisqu’elle fait tout le boulot : « Elle disait : se regarder en chien de fusil et se coucher en chien de faïence. Elle avait un problème avec le figuré. ». Gaëlle a le même problème. Son écriture auto-rectificatrice consiste le plus souvent à révoquer le régime du figuré pour revenir à la littéralité, c’est-à-dire à un régime de langage où les mots sont requis par le réel. On ne s’interdira pas la métaphore, mais a priori on s’en méfiera, lui préférant l’horizontalité analytique des énoncés littéraux.

C’est à ce titre que la littérature porte bien son nom, et à ce titre que Voyage à Bayonne y a part. Tout y est littéralisé, remis à plat. La maladie, bien sûr, mais aussi le couple : ni sublimé ni déconstruit, saisi dans sa réalité quotidienne, factuelle, l’amour vécu les pieds au sol, au pied de la lettre.

(Sur ce point, les quatre citations suivantes gagneront à être regardée en écho avec le blog-phrase numéro 4)

« Il était juste un peu plus guilleret que d’habitude le soir de son retour de Paris, il avait même voulu faire l’amour mais elle corrigeait des copies. »

« Boris lui demanda de l’eau, elle dévissa précautionneusement le bouchon de la bouteille d’ Evian qu’elle maintenait fermement entre ses cuisses et lui tendit. Il but au goulot pendant au moins cinq secondes sans quitter la route des yeux. »

 

« Elle prit garde de ne pas réveiller Boris en ne tirant pas la chasse d’eau, vint se coucher à ses côtés puis l’embrassa sur le front en l’entendant marmonner son prénom. »

 

« Boris lavait, Emmanuelle rinçait, parfois c’était l’inverse. L’eau n’était pas très chaude, vingt degrés maximum, ce qui est peu pour de l’eau de vaisselle. »

13 Commentaires

  1. Par flemme je n’ai pas recherché dans le Dismoi les conversations sur ce roman qui m’avaient intéressée. Mais donc merci car je l’ai lu et beaucoup aimé. L’adultère n’est pas tant que cela évoqué mais est sûrement (ou peut-être) la cause de tout le déroulement de ce roman psychologique. C’est assez fascinant. Par moments j’avais l’impression de sentir l’aura stylistique de François.
    La pensée détaillée.
    Il résulte qu’on lira sans doute le prochain Gaëlle Bantégnie, auteur à suivre.

  2. Je viens de lire « Voyage à Bayonne ». Je suis bluffée par la légèreté de cette perfection, ou l’inverse, ça marche aussi. Au début j’ai trouvé l’écriture moins ciselée que celle de France 80 de Gaelle Bantegnie, je veux dire que l’écriture me semblait plus impulsive, l’intention moins évidente. Peut-être aussi que le côté collectivité de profs ne m’inspire pas beaucoup de curiosité puisque j’en suis, et je n’ai pas trop aimé non plus le jeu avec les sigles dans les premières pages. Mais au fur et à mesure l’histoire se déroule exactement comme la route que prend le couple, et avec autant de facilité je me suis installée dans la Clio, dans la vie familière d’Emmanuelle et Boris. Je me suis glissée dans ce récit doucement poussée par l’écriture et les mots de Gaelle Bantégnie et bientôt je ne savais plus si elle m’y avait conviée ou si j’étais tout simplement installée chez moi. L’invitation à partager la simple intimité de ces voyageurs, tellement directe, est à ce point troublante. Même quand elle fait monter la tension de cette histoire pourtant très ordinaire, c’est sans jamais se départir d’un humour qui dédramatise toujours les graves angoisses d’Emmanuelle ou les coups de gueule de Boris. C’est d’autant plus remarquable que ce qui provoque cette tension pourrait facilement conduire à une dérive hallucinée si l’auteur la laissait s’échapper par le haut (mais en fait c’est Leibniz qui s’échappe vers le haut, tout seul). Ce n’est pas du tout péjoratif mais je dirais bien que c’est l’écriture par le bas qui retient cette tension dans sa forme pragmatique et qui tient tout le livre. Pour finir, la construction est d’une telle subtilité qu’elle permet mine de rien au lecteur de visiter tous les pans de la vie du couple, de leur histoire familiale à leur conception théorique parfois mise à mal du couple « afidèle ». Restent à ce sujet quelques questions auxquelles l’auteur n’apporte pas de réponse définitive, par humilité peut-être puisque l’humilité est vraiment, aussi, la marque de ce livre.

    • Humilité oui
      Bien que pour la littérature il faudrait inventer un autre mot. Peut-être l’honnêteté, en fait.

      • @François Bégaudeau: Je vois oui. Mais même en littérature ne faut-il pas parfois passer par l’humilité pour arriver à l’honnêteté ? Mais G.B. n’a sans doute pas besoin de cette étape, je veux bien le croire.

        • Je ne suis pas sûr
          En l’occurrence Gaelle est une fille humble, mais je crois que des écrivains pas spécialement humbles peuvent etre honnetes (Nabokov, par exemple)

  3. Pour mettre en réseau (notez bien l’expression) cette page et l’OFLC.

    « Emmanuelle faisait des efforts pour être à propos mais sans résultat. La fatigue aidant, le tic qui consistait à commencer toutes ses phrases par ben lui était revenu. En plus, histoire de paraître décontractée, elle avait dit C’est top. Personne ne disait plus cela depuis 90 mais Anne-Lise, grande classe, n’avait pas relevé.» Voyage à Bayonne p. 141

  4. sûr que plus d’un sitiste de begaudeau.info se retrouvera dans ce réflexe d’auto-rectification (cf posts dans la rubrique dis-moi)

    • Ce n’est pas ça qu’on appelle écrire comme on pense ? Ce qui parait impossible à la base puisque que du passage de la pensée à l’écrit il y a forcément un travail de tri, d’agencement des mots.Gaëlle Bantegnie aurait fait une sorte de recherche sur comment passer de la pensée à l’écrit en travaillant l’écriture pour qu’elle soit comme la pensée.Je ne sais pas si je me fais bien comprendre.

      • @anne-laure: Gaëlle Bantegnie a certainement travaillé, un gros travail même. tu dis qu’elle a travaillé l’écriture pour qu’elle soit comme la pensée. je pense que tu es juste, le « comme » est important : l’écriture verbalise, pas la pensée, la pensée ne fait pas l’effort de poser des mots. qui pense « non, ce n’est pas cela » ? quand on pense, l’idée prend le pas sur la forme.il me semble.

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