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I Hate the Eighties
Texte produit lors du passage de François Bégaudeau à la Villa Gillet
Je suis né en 1971. Information capitale que mes biographes ne manqueront pas de gloser, quand je me serai retiré de ce monde, laissant mes livres entre les mains de l’éternité. Mais où ça devient vraiment captivant, c’est que né en 1971, j’ai eu 9 ans en 1980 et 19 ans en 1990. C’est-à-dire que les années 80 sont la décennie de mon adolescence, ma décennie de formation pourrais-je dire. Toutes mes premières fois s’y trouvent : premier album acheté, première bouche –mal- embrassée, premier sein –mal- caressé, première manif, première cuite, premier bac, première grosse déception d’apprendre que je ne serais pas footballeur professionnel, pour cette raison totalement arbitraire que constitue l’absence de talent. Les années 80 ont transformé le petit garçon énervé que j’étais en grand garçon énervé. Beaucoup plus que les années 70, auxquelles je n’ai absolument rien compris en direct, les années 80 sont mon port d’attache, ma base arrière. Et je les déteste.
Enfin disons plutôt que de leur vivant, je les ai détestées. Cette décennie et moi, on a grandi côte à côte en se jetant en coin des regards très noirs, comme deux boeufs ennemis attelés l’un à l’autre. Quoiqu’il faille bien dire qu’elle, la décennie, elle s’en fichait pas mal de ma petite tête. Elle, elle traçait son chemin, elle traçait tout court, elle traçait, comme on a commencé à dire à l’époque. Elle avançait à toute vitesse, triomphante, décomplexée, sûre de sa puissance. Et moi, je la regardais courir depuis les tribunes et je la détestais. J’ai passé dix ans de ma vie à détester, c’est beaucoup, on n’en sort pas indemne, j’ai mis du temps à apprendre à regarder une époque en face sans m’empresser de la juger.
Il faut dire qu’elle exagérait, la décennie. On aurait dit qu’elle mettait le paquet pour se faire détester par un jeune type comme moi ; qu’elle avait été inventée pour m’énerver. Années fric, années pub, années com, années Reagan, tout cela on le sait, c’est même devenu un cliché, mais de fait les années 80 furent exactement le cliché qu’elles sont restées dans les mémoires. Il y avait eu la mauvaise conscience qui avait parcouru l’Occident comme un frisson pendant quinze ans. Mauvaise conscience de gagner de l’argent en fabriquant structurellement de l’inégalité. Mauvaise conscience d’enfermer des gens dans les prisons, de reproduire les élites. Mauvaise conscience de s’enrichir en affamant le Sud avec un grand s (ça sera donc toujours les salauds qui nous boufferont le caviar sur le dos, chantait Coluche, comique des années 70). Et puis ma décennie était arrivée et avait dit « ça suffit maintenant la contrition, soyons ce qu’on est et soyons-le pleinement ». Et alors plus personne n’avait caché son beau minois lisse derrière des cheveux sales, plus personne n’avait escamoté son beau corps bien nourri sous des fringues sans forme. Cheveux courts, pantalons serrés, UV, guiboles bronzées et fines sous le petit short moulant de tennis –sport officiel de la décennie : c’est la panoplie eighties. Les chaussettes ne se cachent plus, disait un slogan de l’époque, mais c’est rien qui ne se cachait, tout qui s’affichait, années du spectacle, des paillettes, années du corps en pleine santé, années hygiénistes à leur manière –et Jane Fonda la militante des années 70, la féministe, la Pro-Vietcongs, non contente d’épouser Ted Turner, fondateur de CNN et donc inventeur du robinet d’images qui est aujourd’hui l’air qu’on respire, devenait l’ambassadrice du body-building. Ca ne s’invente pas.
Evidemment, chaque époque est clivée, aucune n’est si univoque qu’elle n’endosse qu’une tenue. Dans le même temps qu’il assumait sans complexe son leadership, comme on a commencé à dire à l’époque, l’Occident a promu l’humanitaire au rang de valeur première. Et le monde de la musique, celui-là même dont MTV avait fait une définitive marchandise, a participé au mouvement avec éclat. Il y a eu le We are the world chanté par une brochette de stars américaines, il y eu la même opération à la sauce française (loin du cœur et loin des yeux l’Ethiopie meurt peu à peu, peu à peu). Il y a eu surtout le Live Aid, en juillet 85 –dont on a eu une redite au début de l’été 2005. Sur les immenses scènes simultanées de New-York et Londres, tout ce que la pop-music comptait de meilleur a défilé pour chanter et dire son soutien à la cause.
Je me souviens de cette nuit. J’avais regardé le concert à la télévision, c’était un événement, je n’étais pas loin de communier. Mais il y avait un problème. De taille. J’étais de gauche. Totalement de gauche. Si on m’avait demandé de me présenter à l’époque, ce qu’évidemment personne ne fit parce que cela aurait impliqué qu’on s’intéresse à moi (l’adolescence est un autisme, l’adolescence est un naufrage), pour me présenter, donc, j’aurais dit d’abord ça : que j’étais de gauche. Je l’étais devenu en 1983. En 81, à 10 ans, j’avais été giscardien, parce que, disais-je dans la cour de récréation de CM1, je ne voyais pas l’intérêt de changer vu qu’on était bien comme ça. Et puis l’atavisme avait dû jouer, je m’étais peu à peu rallié à la culture familiale, et surtout rendu au bon sens : puisque être de gauche c’était être contre la pauvreté, l’injustice, le malheur, comment pouvait-on être de droite ?
De ce point de vue-là, j’aurais dû vibrer avec la foule du Live Aid. Elle aussi était contre la pauvreté, l’injustice, le malheur, c’est même pour ça qu’elle était là. De fait, j’ai un peu vibré. La part de gauche morale en moi a vibré quand Bono, le chanteur de U2 est apparu pour chanter Sunday bloody Sunday, son hymne pacifiste sur la guerre fratricide irlandaise. Tonight, we can be as one. Tous ensemble, tous unis, hommes d’abord. Noirs et blancs, pauvres et riches, Sud et Nord, hommes d’abord. J’adorais U2 comme aucun autre groupe des années 80. Ce qui en moi continuait le christianisme sous couvert d’humanisme athée, était fan de ce groupe très chrétien. Sunday bloody Sunday se terminait ainsi : la vraie bataille a commencé/ pour consacrer la victoire que Jesus a gagné. Ce Jésus-là, pacifiste mais batailleur, ce premier communiste de l’histoire, j’étais prêt à en faire un héros. Et donc à me joindre à la foule du Live aid, et aux troupes humanitaires qui se mettaient en place alors. Prêt en somme à prendre en marche le train de l’époque.
Mais un autre obstacle se dressait sur la route de ma réconciliation avec elle, l’époque : je n’étais pas seulement humaniste-chrétien, j’étais aussi marxiste. Marxiste de treize ans qui évidemment n’avait pas pris la précaution de lire Marx pour se proclamer tel, mais traversé par quelques intuitions pas trop inexactes. Sans avoir lu Brecht, j’avais compris qu’il n’y a aucune contradiction à ce qu’une société dégouline de vertu d’un côté, et systématise les saloperies de l’autre. Au contraire. Plus elle produit d’horreurs, plus elle a besoin de se draper dans des oripeaux moraux. A l’époque le concept de « superstructures idéologiques » n’avait pas encore visité mon cerveau, mais sa signification commençait à y roder. Il n’était donc pas contradictoire que ce Live Aid survienne au milieu des années 80, à un moment où l’économie n’avait plus de scrupules tiers-mondistes, lesquelles ne s’étainet pas encore ravivés sous le nom d’anti- puis d’altermondialisme. Ce jour de juillet ne devait pas être regardé comme une parenthèse humaniste dans un monde de brute, mais comme la mascarade de bien-pensance d’un système qui piétinait méthodiquement les Tables de La Loi humaniste.
Décidément, il n’y avait plus rien à tirer des années 80. Même pas U2, que je continuais à écouter les yeux mouillés, mais sans plus croire au caractère subversif de son message. La vraie subversion, j’allais la chercher ailleurs. J’allais la chercher dans les années 60, décennie authentiquement révolutionnaire, elle, et qui l’avait prouvé. Le cinéma, la musique, la jeunesse : toutes les forces vives des années soixante soit se donnaient pour horizon le grand soir, soit l’accomplissaient au jour le jour, filant une sorte de révolution permanente, où chaque initiative déplaçait les lignes de la précédente. C’est d’abord cela que j’ai voulu raconter dans mon livre sur les Stones, sur les Stones des années 60 précisément. Raconter comment le transformiste Jagger était l’enfant d’une décennie elle-même transformiste, progressiste au sens littéral, c’est-à-dire se modifiant sans cesse, faisant jouer contre elle-même le négatif de la dialectique. Sans doute tombais-je alors dans la fatale illusion rétrospective. Fatale parce que la mémoire, a fortiori la mémoire de ce que l’on n’a pas connu –je rappelle cette information décisive que je suis né en 71- est sélective en diable. Je me plaisais à ne pas voir que 68 n’avait été que la queue d’une sirène immergée dans l’océan d’ennui des années De Gaulle. J’oubliais que la jeunesse française écoutait alors beaucoup plus Sheila que les Beatles, et que le public de Johnny Hallyday avait sifflé le jeune Jimi Hendrix qui assurait sa première partie à l’Olympia. J’oubliais Guy Lux, et l’infernal conformisme américain, et les culs-serrés anglais encore très majoritaires.
Mais une chose prouvait que je ne m’illusionnais pas complètement, une chose portait la trace de l’événement que je fantasmais, attestant sa réalité. Cette chose, c’était les disques de l’époque. Et l’époque qui avait accouché de cette électricité, de ce rythme, de cette pulsation éminemment sexuelle n’avait pu ne pas être puissante, rapide, érotique. La décennie qui avait fait passer les Beatles de She loves you Yeah yeah yeah à Back in the USSR, et les Stones de Come on à Stray-cat blues n’avait pu être qu’un bulldozer, une machine à démultiplier les corps, les énergies, les possibles.
Les disques, c’était facile de se les procurer. Il y avait ceux laissés par un frère de sept ans plus âgé et versé bien avant moi dans les sixties. Il y avait surtout les quelques électrons libres qu’un dieu aimant avait inscrit au même lycée que moi. Et alors c’était un manège d’échanges de 33tours trouvés chez un vieux disquaire ou empruntés à la médiathèque locale, ou même parfois achetés neufs. Je te passe un Kinks, tu me passes le premier Led Zep, tu m’enregistres le live des Stones, je te fais une compil des singles des Doors. Ce troc continuel aurait pu poser ses tréteaux n’importe où, mais les disques nous affections de nous les échanger au lycée. Pour quoi au lycée, le matin en arrivant dans la classe ? Pour que nos condisciples et néanmoins ennemis les voient, et nous voient échanger ces drôles d’objets doublement ringardisées : par le cd émergent, et par les cheveux longs et les pattes d’éph qu’arboraient les rockers sur les pochettes, et que les années 90 n’avaient pas encore remis à la mode. Oui, il fallait qu’ils voient ça, eux et leurs chaussettes berlington, eux et leur polos Lacoste, il fallait qu’ils voient que cela avait existé, et surtout qu’ils comprennent bien qu’on était pas comme eux, que nous n’avions pas les mêmes valeurs, que nous n’habitions pas la même époque.
Voilà pourquoi je suis de la génération 80 sans en être, de la génération Mitterrand sans en être. Voilà pourquoi je ne me reconnais pas dans cette catégorie journalistique des trentenaires, qui désigne, plus qu’un stade équivoque de la vie, cette génération née dans les années soixante-dix et nourrie culturellement aux années 80. Voilà pourquoi je ne vais pas aux gloubi-boulga parties, du nom de cette mixture indigeste dont Casimir avait le secret, alors que j’ai effectivement été bercé par le générique de l’Ile aux enfants. Voilà surtout pourquoi je ne chante pas Jeanne Mas, Duran Duran, ou Paul Young dans les karaokés. Je suis un enfant des années 80 mais un émule des années 60. Drôle de schizophrénie culturelle qui m’a fait traverser cette décennie tout en habitant celle qui l’avait précédée d’une quinzaine d’années. C’est comme si j’avais vécu dans le palimpseste de mon époque. Etrange sensation, vous pouvez me croire.
Brouillage du temps d’autant plus troublant qu’à y bien regarder les années 80 ont essentiellement consisté à dilapider l’héritage des années 60-70, ou plutôt à restaurer ce qu’elles avaient destitués. Restaurer, c’est bien le mot. Dans un grand nombre de domaines, les années 80 instiguèrent une restauration, une contre-réforme, une contre-révolution. En littérature ce fut le retour du personnage et de l’histoire, l’oubli concerté de toutes les déconstructions un peu folles de l’avant-garde. Parallèlement, en philosophie, c’était le retour du sujet, et de ce vieil humanisme dont le structuralisme, et d’autres pensées s’étaient évertués à ronger les bases. En musique, le synthétiseur éconduisait sans ménagement la guitare électrique qui avait régné pendant vingt ans et prêté sa distorsion à tous les chamboulement de mœurs. Donc dans le même temps que je découvrais Robbe-Grillet, Foucault et les riffs de Keith Richard, l’époque claironnait qu’il fallait en finir avec le Nouveau Roman, l’anti-philosophie et le rock.
Surtout, dans le même temps que j’explorais le continent marxiste, lisant Althusser (le terme « continent » vient de lui), Marx lui-même et quelques autres jalons passionnants de cette aventure conceptuelle dont les années 60 furent l’aboutissement en même temps que l’apogée, dans le même temps que j’assimilais le lexique révolutionnaire, tout autour de moi claironnait qu’il n’y avait eu là que bain de sang et Terreur, qu’Hitler-Staline même combat (le Livre noir du communisme était sans doute déjà en germe), que les Boat-people signaient la faillite totale de ce modèle. Le tout s’accompagnant d’une vague inédite d’anti-communisme dans le cinéma américain, dont les mavericks des années 70 étaient désormais marginalisés, et dans la pop-music internationale (je pense à des films comme Rocky 4 ou Soleil rouge, à des chansons comme Russians, de Sting, ou Nikita d’Elton John). Et il n’y avait pas que les discours, il y avait les faits. Le PCF déclinait à vue d’œil, l’extrême gauche ne lançait plus que des banderilles aussi funèbres que pathétiques d’inefficacité (mémorables et lamentables sorties meurtrières des taupes d’Action directe), et surtout, parachèvement de ce processus, il y eut la chute en chaîne de tous les régimes de l’est, filet de poudre irrésistible allumé, attention symbole, à la fin de l’année 89.
Pour résumer l’embrouillamini temporel et théorique dans lequel je me trouvais, repartons de Balzac -il faut toujours repartir de Balzac. Eh bien pour lui les choses étaient simples, si je peux me permettre. Le dix-neuvième qui avançait à toute vitesse laissait sur place le christianisme et le légitimisme, s’envolant vers la démocratie laïque. D’où regret, nostalgie, espoir de restauration puis renoncement à faire valoir des idées reconnues d’un autre temps. Moi qui suis bien moins doué que Balzac, ma situation était autrement complexe : le capitalisme de mon époque était en train de ringardiser un projet, le projet communiste, qui sur la bande chronologique était censé venir après lui et le ringardiser. Autrement dit, j’étais nostalgique, sans l’avoir vécue, d’une époque qui à mes yeux avait été la moins nostalgique du siècle et représentait encore une avant-garde par rapport à la mienne. Le passé était moderne, le présent était archaïque. C’était à devenir fou. C’est ainsi que je me trouvais menacé par une contradiction qui aujourd’hui encore fait florès à travers ceux que Daniel Lindenberg a appelé les nouveaux réactionnaires dans son essai « Le retour à l’ordre » : être révolutionnaire revient à être passéiste.
Une chose cependant m’a sauvé de cette déviance anarcho-rétrograde. C’est qu’envers et contre tout je reste un enfant des années 80. C’est-à-dire que je n’ai rien vécu auparavant qui se soit ensuite heurté à ce mur, et finalement à sa chute. Dieu sait si les années 80 ont été le mouroir, pas seulement des idées, mais aussi des hommes qui les avaient portées pendant vingt ans. Combien d’entre eux m’ont raconté que cette décennie avait été un tunnel dépressif ? Les musiciens avaient dû avaler la clipisation de la musique, les gens de gauche les successifs renoncements de leurs représentants au pouvoir etc. Peu en sont sortis intacts. Ce ne fut pas exactement mourir à trente ans, mais déprimer à quarante, et certains vous diront qu’ils ne s’en sont jamais remis. Moi, si. Tout simplement parce que je suis né après. Après la bataille, après la défaite même. Pour être déçu il faut avoir espéré, moi je n’ai pas été déçu puisque dès mes premiers pas dans la conscience on m’a soufflé de ne surtout pas espérer. Le désastre, ou supposé tel, était déjà consommé. Je suis né dans le clip, dans le tout-commercial, dans la télé, dans la faillite de la gauche au pouvoir, dans le discours sur la fin de l’histoire. C’est mon socle. Ma base. Ce à partir de quoi tout ne peut être que mieux. Car qu’est-ce qu’il y a après la mort ? On ne peut pas tuer la mort. Après la mort il ne peut y avoir que la vie. Dans les ruines, la pierre ne peut pas tomber plus bas. Le prochain mouvement qu’on lui imprime, c’est pour élever une maison. Si j’appartiens à la génération des années 80 au bout du compte, c’est en ce sens : génération tout à gagner, vu le rien dont on est parti. D’où chez moi une sorte de propension à regarder le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide.
Disant cela, je m’écarte pourtant de ma supposée génération. Les trentenaires, donc ceux pour qui les années 80 ont eté la décennie d’apprentissage, aiment en effet à se dire « désenchantés » (et de reprendre en chœur le refrain d’une de leurs idoles : « je suis d’une génération désenchantée »). Je n’arrive pas à le croire. Pour la bonne et simple raison qu’ils n’ont jamais été enchantés. D’une part parce que la plupart d’entre eux n’ont tout simplement jamais frayé avec les grands espoirs (je les reconnais dans la rue, je les ai connus à l’époque : l’activité politique ultime de la plupart d’entre eux a consisté à acheter au noir leur billet pour le concert de Genesis). D’autre part parce que, je le répète, immergé dans la fin de l’histoire, ils n’ont tout simplement pas eu le temps ou la marge de manœuvre pour imaginer un grand soir. S’ils vous disent qu’ils sont désenchantés, ne les croyez pas, ou alors mettez ça sur le compte de leurs affects, de leur anatomie, de leur idiosyncrasie, plutôt que sur celui de l’époque. Le désenchantement, c’est romantique, poétique, morbide à souhait. On aime s’y enrouler dès le plus jeune âge, bien avant d’avoir essuyé quelque déception que ce soit. N’oublions pas qu’ils chantaient je suis d’une génération désenchantée à l’époque de la sortie de la chanson, alors qu’ils n’avaient que treize ans.
Et puis je signale, au cas où personne ne l’aurait remarqué, que toutes les époques se sont dites désenchantées. Pratiquement toutes, à l’exception des années soixante peut-être, d’où encore mon amour pour elles, ont eu le sentiment de venir trop tard. Le désenchantement, c’est vieux comme le monde, beaucoup plus vieux que l’enchantement. C’est comme le bof. Bof génération, c’est ainsi qu’une fameuse couverture du Nouvel Observateur a désigné la jeunesse de 1978. Bof, c’est-à-dire indécise, apolitique, peu emballée par les parcours de vie offerts par la société, etc. En 78, oui, il y a presque trente ans. Eh bien que dit-on de la génération actuelle ? A peu près la même chose. Dans son livre sur les trentenaires (« Les souffrances du jeune trentenaire »), Mara Goyet, trente ans elle-même, ne dit pas bof, mais c’est tout comme. Ecrasé par les espoirs de ses ascendants directs, le trentenaire se retrouve indécis, irrésolu, dilettante, et en souffrance d’un horizon que ses parents ont entièrement consommé. Il est dans le bof. Ou plutôt dans le bof du bof du bof, puisque ça fait trente ans que ça dure. Depuis le temps il faudrait parler du désenchantement du désenchantement du désenchantement. Et aussi du désespoir du désespoir du désespoir. Avec peut-être l’idée que moins et moins pourraient faire plus. Moi je suis ainsi : je désespère de cette hégémonie du désespoir.
Mais le plus dont je parle, issu de moins et moins, ne signifie pas la réhabilitation de l’espoir. Il signifie plutôt la sortie du couple espoir/désespoir dont on ne parvient jamais à se dépatouiller parce qu’il ne repose sur rien, parce qu’il est pure vue de l’esprit. Plutôt que l’espoir, mon statut de tard-venu m’encourage à cultiver une croyance immédiatement vérifiable en la capacité du monde à fabriquer du possible ici et maintenant. Une disponibilité à ce qui vient, au nouveau qui peut fleurir sur n’importe quel terreau. Contre l’idéalisme, soit plein (espoir), soit contrarié (désespoir) dans quoi se démènent toutes les générations de la modernité, il s’agirait de promouvoir une sorte de pragmatisme qui, veuf de grand soir, ne regarderait qu’au talent du présent. C’est peut-être cela qu’on appelle le matérialisme, dont le règne est encore à venir.
Je remarque cependant qu’aussi opposées soient-elle, aussi différents soient le sens de ce qu’ils donnaient à ce mot, les années 60 et les années 80 furent des décennies éminemment pragmatiques, matérialistes si l’on veut. Certes il y a loin du matérialisme dialectique des unes au matérialisme consumériste des autres, mais il n’est pas complètement hasardeux qu’elles se partagent ce mot. C’est en ce mot que s’entrevoit une convergence possible entre mes deux ascendances supposées contradictoires, entre mes deux maîtresses inégalement chéries, entre ma famille réelle, les années 80, et ma famille rêvée, les années 60.
11 Commentaires
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Très beau texte je trouve. Pourquoi me suis-je retrouvé à essuyer des larmes d’un revers de main en le lisant ? Très beau texte.
@Juliette B: Hier soir, j’ai vu un reportage sur la tournée « Stars 80 ». Et l’un des intervenants disait que dans les années 80, il y avait plus d’insouciance -sic-. Alors qu’on a passé notre temps à nous dire le contraire quand nous y étions (les médias, les profs, les parents). Le discours du désenchantement était la grande mode, j’ai grandi avec ça, tous les gens de ma génération ont grandi avec ça. Et voilà qu’il s’est mué en un discours de l’enchantement rétrospectif.
@Juliette B: La France de l’insouciance qui chantait le suicidaire « Avoir un seul enfant de toi ».
@Juliette B: Et François dit très bien cette ambiance de désenchantement que nous avons connue. Qui me surprenait déjà à l’époque parce que je la voyais clairement associée à la façon dont globalement les adultes nous définissaient : une génération à qui il ne fallait surtout pas promettre un présent heureux.
avant est enchanté, aujourd’hui est désenchanté
c’est un invariant
dossier refermé
Le hasard a voulu que je lise ce texte le jour où Gaspard Royant publie ceci: http://t.co/lXrnl78p On est dans le thème au niveau musical.
D’ailleurs je suis en passe de gagner le disque de G. Line ou F. Lerner. Sera-t-il possible alors de choisir plutôt Corinne Hermès ?
Pour revenir au sujet du point de vue littéraire, avez-vous lu France 80 de Gaëlle Bantégnie ?
@Ph: Je me rends compte de la stupidité de mes deux dernières phrases. Désolé.
j’avais négligé de répondre à la question sur France 80
Tu as donc entretemps pu te rendre compte que Gaelle etait une amie dont je recommandais le travail
Merci pour ce texte plein d’espoir et d’optimisme, qui incite à prendre la vie du bon côté, quelle que soit l’époque, d’ailleurs. C’est une belle philosophie de vie de voir « le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide ». Je crois que beaucoup de personnes devraient en prendre de la graine. Cela m’agace toujours d’entendre des personnes se plaindre à longueur de journée (je pense que c’est typiquement français …). Je remarque notamment ce phénomène dans les transports, où il y a une grande mixité sociale. Et les sujets de mécontentement ou de désillusion sont souvent les mêmes à chaque décennie (le manque d’argent, les problèmes relationnels au travail). De plus en plus, les gens sont désenchantés parce que peut-être trop matérialistes. Ils veulent un peu le beurre et l’argent du beurre, veulent de moins en moins se priver. Ils veulent une maison, plusieurs voitures, partir en vacances, moins travailler, gagner plus, … Ce phénomène était peut-être moins marqué dans les années 80, même si on commençait à parler de la société de consommation dans toute sa splendeur.
Paradoxalement, ce sont souvent les gens qui ont tout pour être heureux, que ce soit sur le plan financier, familial, ou autre, qui se plaignent le plus, comme s’ils voulaient avoir toujours plus (sorte de cercle vicieux).
Pour apporter un élément concret, en ce qui me concerne, je dirais que j’ai plutôt tendance à être de tempérament modeste. Je pense être moins optimiste que toi, plutôt fataliste dans l’âme, à savoir que j’ai tendance à voir le verre à moitié plein parfois et à moitié vide dans d’autres circonstances. A moitié plein en prenant la vie comme elle se présente, en me contentant de ce que j’ai, en ne cherchant pas systématiquement à avoir toujours plus. A moitié vide dans mes moments de désillusion, quand le pessimisme l’emporte sur le bon sens, quand rien ne va comme je le souhaite, les occasions manquées de peu, par exemple.
Ceci dit, et quelle que soit l’époque, je pense, rien de tel que d’entendre, parfois par hasard, le témoignage de personnes vivant de vrais drames pour prendre la vie du bon côté et relativiser les petites tracasseries de l’existence. Dans ce cas-là, il ne s’agit pas de personnes désenchantées par leur époque, mais plutôt des personnes qui n’ont pas le temps de s’interroger sur leurs éventuelles désillusions, car elles doivent se battre au quotidien (contre la maladie ou autres drames). Comme tu le dis dans ton texte, « pour être déçu il faut avoir espéré » et comme ces personnes n’espèrent plus depuis longtemps, la déception est un sentiment qui leur est étranger.
Comme les années 60, que tu qualifies de « progressistes », je trouve que ce début de XXIème siècle se modifie sans cesse. Le problème est que, malgré tous les progrès et avancées technologiques bénéfiques, tout va souvent trop vite, et les gens regrettent parfois les décennies précédentes (disons entre les années 60 et 80), où les gens avaient moins de moyens à leurs dispositions, la vie était même peut-être davantage fastidieuse, mais ils prenaient le temps de vivre et de communiquer plus amplement (sans email, sans texto, sans Internet, parfois même sans téléphone – fixe – cela va sans dire).
Mais il serait peut-être temps d’en finir avec le sempiternel refrain « tout était mieux, plus facile avant », qui, finalement, incite plus à l’immobilisme qu’à l’action pour essayer de faire bouger les choses.
Merci pour ce texte long (aïe) et très passionnant (bingo).C’est bien quand on a compris des choses importantes de les partager avec ses contemporains. Sincèrement.
Je suis aussi née en 1971, même génération, et je partage ce désamour (finalement relatif si j’ai bien compris ?) des 80′. Mais les 60′, c’est un peu loin, le monde a bien changé depuis ; aujourd’hui l’époque est « terrible » à bien des points de vue (moralement et humainement, c’est ma sensibilité) mais passionnante aussi (dans quelle mesure sommes-nous des outils dans les mains de…?). J’aimerais lire des lignes bien digérées sur le sujet, surtout quand c’est aussi bien écrit (mention spéciale aux enchaînements et aux pointes d’humour). Dsl, ce n’est pas de la pommade, je découvre. J’ai mis ce site en favori, plein de textes à découvrir… Bien contente.
PS : ne pas être footballeur pro, c’était évidemment un mal pour un bien…
un mal pour un bien en effet
un bien pur le foot
par ailleurs je suis bien d’accord avec toi sur l’équivoque de notre époque, qui est l’équivoque de toute époque: le meilleur et le pire
le texte sur les années 80 restitue la haine au présent que j’ai vouée à cette décennie : trente ans après j’essaie de remettre de la complexité là-dedans (chaines privées MAIS Canal +, etc). On en touche quelques mots dans l’essai écrit avec Joy Sorman sur la jeunesse, Parce que ça nous plait. Eventuellement.