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Hors les murs
Il y a deux mois, l’équipe du film Etre et devenir m’a proposé d’intervenir après une projection de ce documentaire que j’avais raté à sa sortie. Ils m’ont gentiment fait parvenir un DVD. La réalisatrice, Clara Bellar y visite des couples américains, anglais, allemand, français, qui ont choisi de ne pas scolariser leurs enfants. La vision m’a enjoué (nous savons ce qu’il nous reste à faire) et attristé (que ne l’avons-nous déjà fait?) ; enthousiasmé (c’est si simple) et consterné (c’est pourtant si simple).
On ne peut sortir de ce beau film concentré sans se demander quelle folie collective a fait qu’on ait pensé que les enfants pouvaient apprendre dans un lieu comme l’école. A vrai dire, on se le demandait avant. Et à vrai dire on avait la réponse : il n’y a là aucune anomalie, puisque le but de l’école n’a jamais été l’apprentissage, et encore moins l’émancipation.
C’est avec plaisir que je viendrai discuter avec le public présent à la projection du film le 17 janvier à 11h30, au Saint-André des Arts, à Paris.
https://www.facebook.com/events/1080819328629984/
J’ai pensé que c’était l’occasion de mettre en ligne quelques textes écrits sur la question ces dix dernières années, au fil des sollicitations.
Texte écrit pour le Magazine littéraire sur Le maitre ignorant, de Jacques Rancière. 2006
N’enseignez jamais
Jacques Rancière s’étonnerait qu’on tire une méthode pédagogique de son Maître ignorant.
D’abord parce qu’il serait savoureux que soit érigé en maître un penseur qui se préserve autant que possible de la volonté de maîtrise attachée à la pensée. Savoureux que fasse autorité un livre qui destitue à ce point l’autorité.
Ensuite parce que le simple terme de méthode reconduit la hiérarchie que le stupéfiant Jacotot, dont Le Maître ignorant raconte l’expérience, aurait aimé voir révoquée. Rappelant cela, Rancière se moque gentiment des philanthropes du dix-neuvième qui ont rivalisé de « méthodes », c’était bien le mot en vigueur, croyant appliquer la bonne nouvelle portée par Jacotot, alors qu’ils la trahissaient. S’il y a méthode, il y a eu quelqu’un pour la mettre au point, en surplomb de la situation présente et des individus qu’on entend « instruire ». Il y a eu quelqu’un pour savoir, et quelqu’un pour ignorer. Un « explicateur » et un expliqué. On a donc postulé l’inégalité aux fins d’égalité, et l’on ne se remettra jamais de cette contradiction.
Enfin parce qu’au fond Rancière ne croit pas que l’école puisse être émancipatrice. L’école est au centre du « cercle social », et cercle veut bien dire que tout ensemble social pérennise structurellement l’acte inégalitaire qui le fonde. Qu’espéra Jacotot ? Non que son « aventure intellectuelle » irradie les programmes officiels de l’institution scolaire, mais que dans les foyers, les ignorants adultes s’assurent que les ignorants enfants étudient. Tous apprendraient ensemble. Pas besoin d’école.
Les tenants de l’école républicaine, en qui Jacotot revenu de parmi les morts verrait de très fidèles continuateurs de ce qu’il appelle « la Vieille », peuvent donc dormir en paix. Ce n’est pas demain qu’une insurrection émancipatrice désarmera la magistrale aisance des maîtres. Quant aux pédagogues, à qui Jacotot témoignerait quand même beaucoup plus de sympathie, qu’ils ne s’imaginent pas tenir entre leurs mains un autre Petit livre rouge de la révolution qu’ils peinent à ourdir depuis quarante ans. Pour des raisons assez semblables à ce qui motive ses préventions contre la méthode, Rancière ne croit pas non plus à la pédagogie, laquelle suppose aussi, ne serait-ce qu’étymologiquement, qu’on doive emmener quelqu’un d’un point A à un point B. Alors que ce quelqu’un n’y parviendra que tout seul.
Il faut donc prendre Le Maître ignorant pour ce qu’il est. Un livre, un récit. Un livre de philosophie, dont les perspectives dépassent de très loin la seule question de l’école. Le récit mimétique et fraternel de ce qui a été possible du côté de Louvain, au début du dix-neuvième siècle.
Et pourtant, la tentation est grande. Vous êtes prof, vous lisez ce chef-d’oeuvre, forcément il vous vient des idées. Forcément vous vous installez dans le registre de l’application. Chaque page du livre est placée d’un côté ou de l’autre du curseur de la faisabilité. On ne peut pas vous en vouloir, et même il n’est pas interdit de se réjouir qu’une aventure en impulse une autre, qu’un livre inspire celui que vous écrivez à même la vie avec vos élèves. Refermant Le Maître ignorant, vous êtes remonté à bloc. Ce livre ne vous a pas transmis un savoir, il vous a insufflé une énergie. Vous avez bien compris les préventions de Jacotot/Rancière contre la structure même de l’école, mais au moins pourrait-on y faire souffler un peu de l’esprit émancipateur. Ambivalent êtes-vous : ce livre ne peut ni être suivi d’effets pédagogiques, ni demeurer lettre morte pour le pédagogue.
Comment donc pourrai-je ne pas modifier mon enseignement si je suis convaincu de ceci, que le livre ne cesse de pointer : on n’apprend jamais de personne. C’est-à-dire qu’enseigner, ça n’existe pas. Mon métier repose sur du vent. Je n’ai jamais fait qu’instruire, c’est-à-dire abrutir. Abrutir, cela veut dire faire passer de mon cerveau à celui d’un élève une somme de connaissances qu’il va garder en lui toute sa vie comme un corps étranger, ou qu’il va retenir le temps que la compétition scolaire l’exige, puis relâcher comme une bande de prisonniers enfermés indûment. Passoire ou enregistreur d’informations : deux destins possibles pour le cerveau instruit.
Connaissance mal acquise n’émancipe jamais. Et même : connaissance acquise n’émancipe jamais. « A l’école, on ne nous apprend que des choses qu’on ne sait pas », disait un enfant dans « En Rachachant » court-métrage de Straub/Huillet inspiré de Marguerite Duras. Enoncé impossible, paradoxe indémêlable ? Avant même de le comprendre, les Républicains vont s’étrangler de rage et déverser sur nos têtes des tombereaux de pamphlets. Maintenant c’est au maître à apprendre de l’élève, c’est le pompon ! On va encore étudier le rap en classe, bravo ! Comment voulez-vous, dans ces conditions, que l’élève s’élève.
Dans Le Maître ignorant, il n’est pas question de rap, musique encore rare en 1818, mais de ces élèves flamands qui apprirent le français seuls en déchiffrant le Télémaque de Fénelon. Ils ont donc appris quelque chose. Simplement ils l’ont appris seuls. Ceci est un fait. Ceci n’est pas une vue de l’esprit. Et faut-il que le réel ait été mis cul par-dessus tête pour que nous trouvions cela surprenant. Le paradoxe de Duras n’en est un que pour la pensée. Du point de vue des faits, rien que d’évident : « il n’y a pas d’homme sur la terre qui n’ait appris quelque chose par lui-même, sans maître explicateur ». Du point de vue de la vie, l’anomalie réside plutôt dans l’existence de quelque chose qui s’appelle « maître ». Dans ma vie, j’ai appris seul l’itinéraire qui va de chez moi au parc. Appris, sans même avoir à en passer par la récitation, le nom des joueurs de foot de mon équipe préférée. Et d’abord, appris seul à parler. Ma mère et mon père parfois m’orientaient, m’interrogeaient, me corrigeaient, mais le moment de véritable greffe des mots dans mon cerveau se faisait de lui-même, travail intérieur que nul n’aurait pu faire à ma place. Rien ne peut remplacer l’activité que j’y mets.
Je note donc sur mon journal de bord d’enseignant : à l’école, faire en sorte que les élèves n’apprennent que par eux-mêmes. Faire en sorte qu’ils apprennent. Vu les moeurs actuelles, y a du boulot. Ou, plus justement, il faudrait que, du boulot, j’en fasse, moi prof, un peu moins que les élèves. Pour l’instant, quoi qu’en disent nos amis de la baguette et de la blouse, les moments où c’est moi le prof qui parle sont très largement majoritaires. Dans ces moments, un tiers de mes vingt-cinq élèves écoute, un deuxième tiers écoute et ne comprend pas, un troisième n’écoute pas. Je le sais, et j’ai appris –seul- à vivre avec. Me disant qu’au moins j’en sauve quelques-uns. Et sans doute j’en sauve deux ou trois de l’échec scolaire, mais je ne leur apprends rien. Ils ne font que recevoir. Tout à l’heure ils vont noter le résumé du cours que je coucherai au tableau, ils l’apprendront par cœur chez eux et le recracheront en contrôle pour avoir une note convenable. Ils n’auront rien appris.
Les amis de la blouse regrettent le temps où l’on dispensait des savoirs, à la baguette s’il le fallait mais que voulez-vous, pas d’apprentissage sans douleur. Nos amis de la blouse devraient mieux se souvenir. On gagne toujours, prof, à se souvenir de l’élève qu’on fut. Mieux se souvenir combien tout ce qui entrait par une oreille ressortait par l’autre en flux continu, et que sur la somme de choses qu’on nous a dites, montrées et fait lire en sept ans de collège-lycée, la perte est stupéfiante (alors que je n’ai JAMAIS oublié les noms des joueurs du FC Nantes champion de France en 1983). La raison en est simple : en classe nous ne travaillions pas. Je ne parle pas de cancres, car pour la plupart et nonobstant le chahut de bon aloi, nous étions loyaux à l’école qui nous ferait rois. Nous ne travaillions pas au sens le plus matériel de travailler. Ce que l’on nous montrait, disait, faisait lire, ne travaillait pas en nous. D’où qu’on s’ennuie beaucoup moins en classe quand on est prof que du temps où l’on était élèves. D’où qu’on ressorte si fatigué d’un cours comme enseignant, alors que comme enseigné on en ressortait avec juste l’envie d’aller débaucher dans la cour une énergie bridée. En classe, il n’y en a qu’un qui travaille, qui travaille vraiment, et c’est le prof. C’est celui qui sait déjà qui travaille le plus.
Je dois renverser cela. Je veux que les vingt-cinq ressortent en sueur et moi frais comme un nouveau-né. Désormais il s’agit que ça travaille en eux, que des mots et des idées viennent s’accrocher à leurs tripes comme une huître à un rocher. Assurer l’activité des élèves chaque minute que fait l’heure de cours. Moi le prof, je n’ai plus qu’à me taire. Tous les moments où je parle sont des moment de « distraction » (mot-clé du Maitre ignorant). Je dois apprendre –seul- à me taire.
Quand j’y serai parvenu, je ne servirai plus à rien. Si : à vérifier que tous étudient, que tous ne se laissent pas distraire. Et puis à leur mettre des textes, des croquis, des dessins, des schémas sous les yeux. Le processus qui en fera des sujets « actualisant leur capacité », c’est moi qui en fournit l’occasion.
Et si cette occasion ne fait pas le larron ? Si un élève reste aussi distrait que quand je délivrais mon magistral savoir, que puis-je faire ? Comment susciter la volonté ? Là-dessus, Rancière patine un peu, comme à chaque fois que la philosophie (dieu sait s’il est peu philosophe, pourtant) doit statuer sur les commencements. En gros, pour commencer, il n’y a qu’à montrer à quel point cela a déjà commencé, que l’on apprend depuis bien avant qu’on nous mette en demeure de le faire. C’est le sens du Age quod agis, bien compréhensible dans ce contexte et qui pourtant ne lève pas l’objection. Car si l’élève ne veut pas non plus faire ce qu’il a toujours fait ?
Or il arrive souvent que le simple contexte de l’école dissuade un élève de faire ce qu’il fait déjà hors de ses murs. Beau résultat, qu’explique sans doute une école républicaine qui se prévaut d’être en exception de la vie (un sanctuaire, disent-ils). Il faudrait donc à l’inverse remettre de la continuité entre dehors et dedans, de sorte que l’élève développe en classe l’activité qu’il développe par ailleurs. Pour cela, nécessité de ce qui à l’extérieur est moteur de tout, à savoir le désir. Je m’arrange donc pour glisser sous les yeux des élèves des documents dont je sais qu’ils susciteront, ou plutôt réveilleront, leur désir : texte sur un fait d’actualité marquant, roman immergé dans une adolescence à laquelle ils s’identifient, etc, on connaît cela qui pourtant fait encore débat. L’autre jour en cours, Mamadou, d’ordinaire une intégrale passoire, se souvenait du mot criminogène que j’avais utilisé à propos des prisons, allez savoir pourquoi.
Mais comment faire pour Madame Bovary ? demanderont certains, toujours les mêmes. Est-ce la littérature encore qu’on assassine ? A quoi on pourra répondre, avec Jacotot, que « tout est dans tout », et qu’à partir de n’importe quel document, on évoque le monde entier. C’était le sens de l’impardonnée semi-boutade de Philippe Meyrieu, disant qu’à tout prendre on pourrait travailler sur des modes d’emploi d’appareil électro-ménager. En leur temps, certains, toujours les mêmes, avaient fait quelques infarctus. Ils en parlent encore, et pour les rassurer, on leur rappellera que les étudiants de Louvain, en 1818, ont lu très volontiers Télémaque dans une langue originale qu’ils ignoraient. A l’heure du bilan, le chef-d’œuvre de Fénelon importait beaucoup moins que le bond dans l’apprentissage d’une langue étrangère dont il avait été le support.
Ce qui motiva alors les étudiants ? Peut-être le désir d’apprendre en tant que tel. Mais comment susciter celui-ci s’il n’existe pas au départ ? Sûrement pas par prosélytisme lénifiant (apprendre rend libre et heureux, bla-bla). Sûrement pas en donnant à l’apprentissage une autre fin qu’elle-même (bonbon, note, diplôme, boulot –on en est bien là pourtant). Plutôt en faisant démonstration soi-même de la volonté d’apprendre. Moi le prof, je n’enseignerai pas ; j’apprendrai, comme tout le monde. Je prendrai donc garde de ne piocher les objets d’étude que parmi des domaines où je n’en sais pas plus que les élèves –desquels cependant je me distingue en tant que je suis, plus qu’eux, avant eux, « conscient du véritable pouvoir de l’esprit humain ».
J’en entends qui crient, toujours les mêmes, ils avalent leur baguette en croyant mordre leur blouse. C’est la mort du savoir, profèrent-ils. Mais quelle trouble manie de préserver en priorité le savoir, propriété des maîtres. S’inquiéterait-on au premier chef de ménager les prérogatives du maître ? Et puis nous n’avons pas refusé le savoir, nous avons dit qu’il n’y avait de savoir que si on l’apprend –que si on le sait déjà-, et qu’on n’apprend que seuls, et que pour vouloir apprendre seuls, il faut qu’un autre à côte de moi manifeste sa volonté d’apprendre. Celui-là s’appelle le maître, sa force est d’être ignorant.
Sa force, oui. Le pédagogue – ce n’est pas le mot- sera d’autant plus compétent qu’il sera incompétent en la matière, en sa matière, en la matière sur quoi il se penche avec les élèves. Il y a quelques jours, j’ai accompagné ma classe passer le brevet de sécurité routière. Chacun des vingt-cinq s’est posté devant un ordinateur où défilerait le logiciel-test. Avec eux j’ai écouté le prof de techno qui encadrait l’affaire. Je n’ai pas compris la procédure qu’il expliquait, si bien que j’ai pu élucider pourquoi les élèves non plus ne comprenaient pas : n’ayant pas la feuille à cocher sous les yeux, nous ne pouvions saisir la codification de ronds et de carrés qu’il s’escrimait à traduire en mots. Ensuite, ils s’y sont mis, et moi qui n’ai pas le permis, je m’efforçais de répondre aux questions par-dessus leur épaule, jamais très sûr de moi. A un moment, l’un d’eux m’a dit « m’sieur il est bizarre le 12 ». Après examen du qcm 12, je ne comprenais pas non plus pourquoi les réponses a et b étaient séparées des réponses c et d. Je me suis encore approché de l’écran, l’élève a repassé le petit film 12, côte à côte nous cherchions.
Voulez-vous danser grammaire
Il y a donc la galette des rois, Halloween, la fête de la musique, et les apprentissages fondamentaux. Tous les ans, depuis deux décennies, un ministre de l’Education nationale, parfois un président, annonce qu’il est temps que le primaire se recentre sur : lire, écrire compter. Depuis le temps qu’on se recentre, les enfants de France devraient être des piliers du Modem, en même temps que des bêtes à calcul.
Ne nous moquons pas. Si Messieurs Chevènement puis Bayrou puis Lang puis Darcos et bientôt son successeur renouvellent annuellement l’appel, c’est que les professeurs d’école sont sourds et obtus. Ils refusent d’apprendre à lire aux enfants. Trouvent que les livres c’est nocif, et les chiffres n’en parlons pas.
Les faits sont connus. Le premier juin 1968, le lendemain du 31 mai 1968, à huit heures pile, des commandos armés des mémoires de Freney déboulent dans les écoles primaires et arrachent tous les jolis mots scotchés au mur aux fins d’apprentissage. Mai-son. Pa-pa. Ré-pu-bli-que. Désormais, décrètent-ils, interdit de décomposer les mots, interdit de lire, et le premier qu’on voit compter sera condamné à vingt-quatre mois d’IUFM quand il aura vingt-cinq ans. A la place, nous nous adonnerons à la peinture sur bouteille d’Evian, aux courses d’escargot, et aux débats citoyens où chacun donnera son opinion sauf le maître baillonné au préalable, car ici c’est la parole de l’enfant qui est souveraine.
Surtout, plus de grammaire. Ou alors en la compliquant jusqu’au délire, histoire d’en bien dégoûter tout le monde.
Accompagnant la réforme ministérielle, notre linguiste national Alain Bentolila souhaite qu’on réhabilite les imparables méthodes, coulées dans le moule du bon sens de nos grand-mères. D’ABORD le simple et ENSUITE seulement le compliqué ; alors que les profs ont pris l’étrange et dommageable habitude de commencer par les propositions subordonnées conjonctives circonstancielles de lieu et de finir par le nom. Il faudra aussi en finir, a dit Bentolila, avec le jargon structural. Et de prendre des exemples : « déictiques, connecteurs, champ sémantique ».
En arrivant le matin, les instits’ devront donc réapprendre à dire bonjour les enfants, et non pas déictique les enfants, quelle idée aussi. Comme les profs d’EPS devront réapprendre à dire ballon, plutôt que ce « référentiel rebondissant » dont il est bien connu qu’il a envahi le vocabulaire pédagogique depuis le premier juin 1968, 8h.
Ce sera dur. Ce sera toute une éducation à refaire. Mais les profs s’y mettront. Poliment. Respectueusement. Par lassitude. Ils ne feront même plus l’effort de rappeler que si les méthodes ont évolué depuis trente ans, c’est dans l’idée qu’on initie mieux à la règle en la faisant vivre, en l’incarnant plutôt qu’en l’assénant. Dans l’idée aussi, certes peu partagée, qu’il vaut mieux parfois ne rien apprendre qu’apprendre comme on ingurgite.
La grande garderie
Voilà donc qu’après des centaines de jours de grève et tous les emmerdements afférents (c’est fait pour), le ministre de l’éducation décide que ça suffit maintenant. Le 24 janvier dernier, plus de deux mille établissements ont accueilli les élèves laissés orphelins par leurs profs en colère.
Qu’est-ce qui lui a pris, à Monsieur Darcos ? L’envie bien sûr de porter à bout de bras une mesure populaire (comment ne le serait-elle pas ?). Bien sûr aussi, la guerre ouverte contre ce droit de grève absolument républicain et absolument insupportable aux âmes libérales, guerre dont le transbord de l’expression « service minimum » de la SNCF à l’école dit bien la cohérence. Mais il y a autre chose. Il y a qu’en désertant leur établissement, les profs manquent au premier commandement de leur ordre de mission : la jeunesse tu encadreras.
C’est souvent qu’on entend les profs déplorer que leur métier se limite à de la garderie. Propos mâtinés de fébrile colère, mais que le récent zèle de Monsieur Darcos entérine. Au fond, les profs peuvent donner à leur cours le contenu qu’ils veulent, un prof de maths initier ses ouailles à la chasse aux papillons si ça lui chante, seul importe que les gosses soient là assis entre les murs de la salle. Si jamais l’on en doute, qu’on lise les lettres aux instituteurs des ministre Guizot et Jules Ferry, toutes deux opportunément éditées à l’automne dernier*. S’affiche là à nu, sans les précautions de la modernité, l’objectif prioritaire de former des citoyens respectueux de la monarchie constitutionnelle d’une part, de la bonne moralité d’autre part. L’émancipation ? À peine mentionnée. Ou seulement en tant qu’elle est perçue comme servant le premier dessein : en un sublime sophisme Guizot écrit que des citoyens éclairés soutiendront mécaniquement une monarchie éclairée.
Epoque révolue, dira-t-on. Entre-temps il y a eu la démocratie, l’attention portée à l’individu, 68… Mais justement, en admettant que 68 ait vraiment eu lieu à l’école, il n’a échappé à personne qu’on en revient. On en revient et l’on revient à l’école comme machine normative, avec promotion des savoirs indiscutables et structurants.
Ainsi l’orthographe, dont la moitié de la France, quadragénaire et formée au papier, déplore que l’autre moitié, jeune et décérébrée, la disloque. Or, qu’on préfère qu’un mot soit bien orthographié n’empêche pas d’entendre la conception de l’école qui sourd d’une pareille déploration. Une école qui surveille, cadre, dresse, certifie l’élève conforme à des règles (l’accord du participe ne se discute pas, ni les deux n de s’ennuyer) et à vrai dire conformiste.
Qu’entend-on par former des citoyens ? Former filles et garçons au respect a priori de la règle, ou au contraire à l’exercice de la critique pour doter la cité d’un salutaire contre-pouvoir ? Veut-on d’une école cadrante ou bouillonnante ? Vieille alternative qu’on croyait tranchée, mais que relance la réquisition de garde-chiourmes le 24 janvier dernier.
La triste certitude du bac
Concernant le test sur les corrections de copies de bac très médiatisé il y a quelques semaines, importe moins le test que la médiatisation. Qu’est-ce qui fait que la classe journalistique –expression adéquate, on y reviendra- ait relayé à ce point des statistiques dont les profs cobayes ont pourtant aussitôt mis en doute la valeur scientifique ? Sans doute le fort coefficient affectif et symbolique du bac, affaire de tous, affaire de la Nation. Sans doute la lisibilité immédiate du scoop : 10 points d’écart d’un correcteur à l’autre pour une dissertation de sciences-éco !
Mais il y a autre chose. Il y a que les journalistes, et dans la foulée peut-être certains de leurs lecteurs/auditeurs/téléspectateurs, ont cru découvrir là, avec l’effroi des nantis, la fragilité des règles qui les font rois. Si la notation du bac est aléatoire, alors les plus forts, ceux qui dominent quand la distribution des prix s’indexe à la hiérarchie des talents, peuvent trembler.
Lorsqu’une équipe de foot de haut de tableau bat une inférieure, les commentateurs ont coutume de dire que « la hiérarchie a été respectée ». Les plus forts s’arrangent pour que cela arrive le plus souvent. Pour que cela arrive systématiquement, ils tâchent d’éradiquer le hasard qui parfois s’invite dans le déroulement d’un match, de conjurer la proverbiale « joyeuse incertitude du sport ». Ce sont eux qui réclament un dispositif vidéo qui les débarrasse de la part d’arbitraire des décisions arbitrales humaines et donc friables. De sorte que le meilleur toujours gagne.
Perdants 99 fois sur 100 si le match ne bifurque pas de sa voie rationnelle, les petits clubs ont eux tout intérêt à ce que des éléments aléatoires grippent la machine : arbitrage défaillant ou libertaire, panne de projecteurs, pelouse transformée en champ de boue par une tempête impromptue. De même, l’élève promis à une sale note a tout intérêt à ce que les profs s’abreuvent de pastis avant de se pencher sur sa copie, et la note selon des critères ludiques, du genre autant de points qu’il y a de e dans le premier paragraphe.
Si les journalistes réagissaient d’abord en citoyens, ils se réjouiraient que les correcteurs ne soient pas des robots, que chacun ait sa sensibilité propre, ce qui du point de vue de l’état de l’humanité n’est pas une mauvaise nouvelle. Puis ils enquêteraient et constateraient ce que n’importe quel acteur de l’Éducation Nationale constate, à savoir qu’hélas la hiérarchie est presque toujours respectée, que les bons élèves de terminale ont leur bac et les plus faibles se plantent. Que la machine sociale nous gratifie rarement de joyeuses incertitudes et d’un joyeux bordel qui pour un temps change la donne. Que les chiens bourgeois ne font pas des chats de gouttière. Que les élites se reproduisent et peuvent dormir en paix.
Texte écrit en 2013 pour le revue Charles, qui demandait à des écrivains de prononcer un discours en tant que ministre. J’ai hérité du ministère de l’éducation nationale.
Égales, égaux
Une fois expédiées les premières urgences liées à ma nomination à la tête du ministère de l’Education Nationale — légation des quatre voitures de fonction au Musée Européen du Tuning, emménagement des services au cinquième étage d’un immeuble HLM d’Aubervilliers, exercices d’accoutumance au tutoiement général préconisé à ma demande par le nouveau Premier Ministre — il sera temps d’appliquer notre programme.
Qui est assez simple.
Qui tient en une phrase.
Attendu que l’école consolide et accentue les inégalités sociales, qu’un pourcentage structurellement ridicule d’enfants d’ouvriers accèdent au cycle supérieur, que les profs partent au travail la boule au ventre et les élèves en trainant les pieds, que les profs partent au travail en trainant les pieds et les élèves la boule au ventre, que tous en reviennent accablés par la sensation d’une vertigineuse perte de temps, qu’il y aura bientôt moins de candidats au CAPES que de postes à pourvoir, que 92 % des élèves s’emmerdent en cours, que les 8% restants doivent leur performance à une inquiétante capacité au silence en position assise, que 95% des connaissances délivrées dans une journée sont oubliées le lendemain de l’exercice sur table visant à contrôler leur acquisition, que 100% de mes sept amis profs s’activent pour changer de métier, que le cadre scolaire tire chacun à son pire (les enseignants à des affects réactionnaires, les enseignés au plus crispant de leur connerie acnéique), que l’école offre en résumé un exemple unique de conjonction entre le déplaisir et l’inutilité parmi l’infinité d’activités pénibles mais profitables (l’épilation du pubis) ou inversement (l’ingestion de moelleux au chocolat), nous décréterons que l’école n’est plus obligatoire.
En vertu de quoi il relèvera de la décision de chaque élève, en concertation ou non avec ses responsables légaux, de se rendre dans l’établissement auquel le quadrillage républicain l’a administrativement rattaché, comme une chèvre à son piquet.
Les mentalités étant, en matière d’éducation, aussi avancées que le téléphone à cadran, il est probable que ledit décret, validé par le comité citoyen formé par tirage au sort le lendemain de notre victoire, soulève quelques objections. Qu’on me permette d’y répondre dès maintenant, nous y gagnerons en fluidité le moment venu.
L’école est le pilier de la République, qui risquerait de s’effondrer avec elle ? Il n’est pas gravé dans le marbre que nous devions préserver la République. Toute République est bananière.
Nous allons fabriquer une génération d’incultes ? A entendre ceux-là mêmes, candidats triomphaux à Questions pour un champion ou à la Dictée de Pivot, qui s’inquiètent jour et nuit du niveau culturel des masses, nous en sommes déjà là. Donc nous n’avons rien à perdre. Il est toujours étrange de voir les contempteurs infatigables de cette société s’inquiéter à ce point d’en saper les bases. Au passage nous rappelons, d’une part, que les hominidés ont vécu des millions d’années sans école, et qu’en grande majorité ils n’en sont pas morts (plutôt du choléra ou de surdose de Léo Ferré), d’autre part, que la vie effective, pour peu qu’on l’observe, témoigne de l’aptitude admirable desdits hominidés à apprendre sans maître.
Les jeunes ne liront plus Molière ? Vous non plus.
La société ne formera plus de travailleurs, visée première, sous les protestations d’humanisme, des fondateurs de notre système scolaire laïque, obligatoire et en blouse grise ? Là encore, rien de bien nouveau. Comme depuis toujours les jeunes adultes essaieront de trouver du travail par piston, affinités, lettres de motivation en alexandrin, incursion sauvage dans le bureau du DRH, la seule donnée nouvelle étant qu’ils ne pourront pas se prévaloir de diplômes obtenus au bout d’un cycle d’études absolument sans rapport avec le contenu de l’emploi à quoi il donne statutairement accès. Comme depuis toujours ils se formeront sur le tas en deux semaines.
Le petit quart d’enfants continuant à fréquenter l’école (guère plus, comme chacun peut l’anticiper) sera issu des classes supérieures, ce qui creusera les inégalités ? Sans doute. Et ainsi l’école continuera à profiter à la bourgeoisie et à la petite-bourgeoisie fonction publique. Sauf qu’elle le fera sans enrôler les pauvres dans une machine conçue pour les exclure tout en les disciplinant de sorte qu’ils désapprennent à roter dans les transports en commun. Pour un résultat équivalent, nous aurons épargné à des millions de fils de chômeur ou d’employée de ménage une moyenne de deux humiliations par jour pendant les quinze années passées dans les salles de classe conçues sur le modèle des casernes de la IIIème République, la plus belle des cinq.
Les inquiétudes de nature morale étant dissipées, j’en viens à la gestion technique de ce projet de bon sens.
Puisque nous nous retrouverons avec des effectifs réduits de 75 %, au bas mot, le rapport quantitatif élèves-profs va sensiblement changer. Occasion rêvée de supprimer des postes ! ironiseront les équipes éducatives, habituées à ce régime depuis dix ans. Qu’elles se détrompent. Le premier article de la constitution libertaire entérinée par le comité citoyen interdira tout licenciement direct ou dissimulé sous la grossière technique du non-remplacement des retraités ou des suicidés au travail. Les nouvelles proportions permettront, à budget constant, de généraliser une configuration 1 prof / 5 élèves unanimement préconisé. Et de développer d’autres formes d’occupation des heures, basées sur la prise de parole de tous, le plaisir des individus impliqués, des lectures à six voix d’Une saison en enfer, la reprise des singles des Stones incluant Ian Stewart au piano, des parties de Tarot avec un mort voué à l’initiation au dosage du Pastis sans recours à la petite boule.
Que faire par ailleurs des jeunes gens qui auront, au prix d’une réflexion d’au moins sept secondes, décidé de ne plus jamais foutre les pieds à l’école non-obligatoire, et se retrouveront livrés à eux mêmes ? Nous comprenons cette inquiétude, moulée dans le creuset d’humeurs anciennes. Mais nous invitons chacun à questionner le grain étonnamment péjoratif de cette belle expression — livré à soi-même, que rêver de mieux ? A questionner corollairement l’idée communément admise que les adultes doivent faire quelque chose de leurs enfants ; qu’il en va de leur devoir de s’occuper d’eux, de leur proposer des activités. Est-il si déplacé d’envisager que les enfants vaquent à leurs occupations ou à leurs non-occupations, que l’enfance soit une vacance perpétuelle, que la jeunesse dispose comme elle l’entend de ses dix-huit années, avant d’offrir les quarante suivantes à la société moyennant un salaire inférieur à 2000 euros et de consacrer les vingt dernières à des croisières avec Patrick Juvet et Desireless.
Il est bien vrai qu’un morveux de six ans ne saurait être livré à lui-même, quoique j’aie souvenir d’après-midis de 77 et 78 où mes parents me laissaient glander à ma guise, jouer au foot au pied de l’immeuble avec Arnaud Lépineux et son frère, brûler des poubelles dans les caves, remonter des rues nouvelles en quête de bacs à sable inexplorées, convaincre Omar Benzoualla de piquer des bananes Haribo à la boulangerie en face de la piscine municipale Jules Ferry. Mais, tous les enfants n’étant pas aussi dégourdis que ceux qui ont la chance unique d’être moi, par précaution nous maintiendrons obligatoire l’école jusqu’à 8 ans. Concession étayée par deux réflexions soulevées lors des apéros loukoum et thé à la menthe organisés depuis un an pour mettre au point ce programme. 1. nous sommes ainsi assurés de ne pas provoquer une régression dans l’émancipation des femmes, que l’encadrement scolaire décharge d’un paquet non négligeable d’heures jadis consacrées à leur progéniture. 2. passé le premier jour où l’arrachement à la glu œdipienne provoque des larmes intarissables, les premières années d’école sont souvent bien vécues, on se souvient même y avoir été heureux et que l’ennui des dimanches rendait désirable les lundis. Après consultation des souvenirs de chacun des intervenants à l’apéro, il est apparu que les années du CP au CE2 n’avaient pas été « trop casse-couille » (Jules), que même on s’était « souvent payé des barres de rire » (Bulle), sauf « les jours d’épinards-œufs durs » (Flup). Cette structure sera maintenue, à condition qu’on en calque la pédagogie sur les petites classes : peu d’heures, sieste l’après-midi, pas d’évaluation, aucun contrôle, des activités à base de pâte à modeler, pâtes à papier et autres pâtes. L’objectif est une extension du domaine de la crèche.
On aura noté que la lecture et son apprentissage sont absents des festivités. On aura même grogné, je l’entends d’ici. Notre pays est grognon. A ceux qui jugeraient indispensable de savoir lire, nous ferons remarquer que si c’est vraiment indispensable, les enfants le ressentiront comme tel et dès lors se lanceront d’eux-mêmes dans cet apprentissage, comme quiconque apprend le chemin vers la source dès lors qu’il a réalisé la nécessité de boire.
Il apparaît que nous parions sur la capacité des vivants à s’autoréguler. Une fois réglée la suppression de l’école obligatoire pour les plus de 8 ans, le Ministère de l’Education Nationale sera donc rebaptisé Observatoire de la capacité des vivants à s’autoréguler. Observatoire qui ne tardera pas à reconnaître le caractère contradictoire de son libellé et de son principe, et proclamera gaiment sa dissolution.
Article écrit pour Le 1, 2014
(question : que faut-il apprendre à nos enfants ?)
Mon propre chef
Ce texte est hors-sujet. Faisant fi des attentes d’un développement argumenté, il ne répond pas à la question posée. Au lieu de « que faut-il apprendre à nos enfants ? », son auteur s’y demandera : « faut-il absolument apprendre quelque chose à nos enfants ? ».
Histoire d’aggraver son cas, l’auteur, fatigué de la manie collective de penser pour « nos enfants » et non pour soi-même, parlera de lui. De lui enfant.
Qu’ai-je appris de mes parents ? La politesse, assurément. Dire bonjour à la dame. Pas très regardante sur les bonnes manières, ma mère ne transigeait pas sur ce point : on dit bonjour et on ajoute madame. Je disais : bonjour madame. Ca m’est resté. Et de me laver les mains après pisser. Mais il est bien entendu que nous sommes ici pour parler d’apprentissage et non de dressage, de savoir et non de morale. Beaucoup de gens, de responsables, de gens responsables, mêlent les deux. Pour une fois, dissocions-les. Abandonnons aux prêtres et aux ministres de l’intérieur la noble fonction de transmettre des valeurs.
Et reformulons la question : ce que je sais aujourd’hui, comment et de qui l’ai-je appris ? Après examen généalogique de l’ensemble de mes connaissances actuelles – ce fut bref-, la réponse qui s’impose est : tout seul. Le peu que je sais, je l’ai appris tout seul. Il y a certes en moi un petit dépôt de connaissances transmises. Par exemple ma mère, pourtant pas très regardante sur la langue, déplorait que les gens de la télé fassent n’importe avec les pronoms relatifs : les routes sur laquelle on roule. Ca m’est resté. En pronom relatif je suis irréprochable. L’oncle duquel je suis le neveu. La grand-mère de laquelle je suis le petit-fils.
A ce foncier s’ajoutent les particules de savoir gobées à l’école. Les miettes offertes à nous autres pigeons. Le lac Baikal est le plus étendu du monde. Le vocatif de dominus est domine. L’aire d’un cercle. « L’aimer, que dis-je, j’idolâtre Junie »
Ledit alexandrin m’est resté parce que j’avais du apprendre par cœur une tirade de Britannicus en punition d’une insolence. Mais mon compagnonnage durable avec la tragédie classique s’est noué dans des chemins buissonniers. Que je fasse partie des 0,000004% d’individus ayant lu Racine au lycée à continuer à le lire de leur propre chef n’a rien à voir avec le contexte scolaire. Cela a trait au sentiment immédiat que dans son œuvre quelque chose me parlait. Une affaire entre lui et moi, comme dit Don Juan à propos de Dieu.
Précisons l’axiome : ce que je sais et qui m’importe, je l’ai appris tout seul.
Le rock : tout seul. Le cinéma : tout seul (à l’époque aucune offre scolaire sur le septième art, et mes parents étaient surtout fans du commissaire Maigret). La littérature, donc. Les règles du rugby. La vie de Bakounine. La cuisson du riz.
Précisons encore. Ces apprentissages buissonniers se font souvent à plusieurs. Respectivement : échanges de films et sur les films, échanges de disques et sur les disques, visionnage collectif de matchs et co-lectures de l’Equipe, discussions politiques, camping entre potes. « Tout seul » ne désigne pas une aventure solitaire mais spontanée. « Tout seul » signifie que ça s’est fait tout seul, sans préméditation, hors d’un périmètre officiel d’apprentissage, qu’il soit cours de maths, leçon parentale ou sermon d’imam.
Tout seul est aussi à prendre au sens strict. Même si le chemin buissonnier est peuplé, même s’il est grouillant d’amis, de frères électifs, de modèles imités, de désirants qui rendent désirable un savoir, d’énoncés déclencheurs, de gestes singés, en dernière instance la fixation de la connaissance se fait tout seul. Il en va ainsi de la parole. Bien sur qu’on apprend à parler en percevant des mots. Bien sur que parler consiste à reproduire un son et nécessite en cela un émetteur, mère et père au premier chef. Bien sûr que les parents peuvent redoubler leur rôle en invitant l’enfant à se corriger, ou à répéter un mot corrélé à une chose. Mais la fixation du mot dans l’esprit de l’enfant se fait toute seule. Au moment m, c’est une affaire entre soi et soi.
Des milliers de méthodes, fouettardes ou douce, autoritaires ou participatives, ont été imaginées pour conditionner ce moment solitaire de fixation. Des milliers de méthode pour que ça s’imprime, pour que ça rentre. Mais en dernière instance c’est soi qui décide. Soi qui est son chef. Et parfois ça rentre pas. Ma tête n’en fait qu’à sa tête. Mon chef ne se réfère qu’à lui. Ca veut pas rentrer.
Ca rentre pas parce que ça veut pas. Ca désire pas. Je n’enregistre que si je désire. Toute connaissance non désirée est aussitôt oubliée. 95% des particules gobées pour le bac oubliées en août. Les pédagogues les plus avisés savent qu’il n’y a apprentissage que s’il y a au préalable stimulation du désir. Mais au fond du fond un désir ne se stimule pas. Un désir est là ou non. Un savoir devient désirable si je le désire déjà. On n’apprend que ce qu’on sait.
Se demander quoi apprendre à « nos enfants » est donc vain. Quoi qu’on décide, leur désir, et donc leur apprentissage, suivra son cours. Peine perdue que de vouloir infléchir ce cours. Peine perdue que de vouloir apprendre.
Où l’on voit que le vitalisme est un fatalisme. Là où ça vit, ça vit. Là où ça désire, ça désire. Et si ça ne désire pas, tant pis. Il faudra un jour admettre pour de bon qu’on ne peut pas tout. Qu’on ne peut pas tout sauver.
En novembre dernier (2015), sur Slate, Louise Tourret, journaliste spécialiste des questions d’éducation, réagissait à des propos tenus par l’écrivain François Bégaudeau, ancien professeur, dans Les Echos. Il y évoquait une mesure audacieuse pour l’école selon lui: «la suppression de l’école obligatoire, et son remplacement par un service d’éducation non obligatoire à partir de l’âge de huit ans. Jusqu’à cet âge, l’école a la vertu de soulager les femmes… Mais elle n’est pas une fabrique d’audace: elle est davantage faite pour discipliner que pour faire bouger les codes et créer des gens audacieux.» Louise Tourret avait expliqué avec véhémence sur Slate avoir «rarement lu un truc aussi pourri sur l’école et en tant que femme, et mère, ce qui va me soulager, c’est plutôt d’expliquer tout le mal que je pense d’un tel propos». A la suite de cette chronique, Louise Tourret et François Bégaudeau –qui avait particulièrement peu apprécié de voir commenté si brutalement une très courte interview– se sont mis à échanger de manière plus fouillée. Nous publions ici cet échange.
Entretien sur Slate.fr, 2015
Louise Tourret : Nous avons discuté depuis l’article que j’ai publié sur vos propos; mais tout en relevant qu’il s’agissait de paroles rapidement prononcées et qu’on ne pouvait pas s’en tenir là, il ne m’a pas semblé que votre pensée ait été déformée. Je me demande vraiment si vous pensez qu’une société sans école est souhaitable. Je veux dire souhaitable dans une société comme la notre et souhaitable pour les enfants de catégories populaires dont on sait qu’ils réussissent mal dans le système scolaire français, un système qui renforce les inégalités sociales. Mais vous, au delà de cette dénonciation habituelle et consensuelle, vous véhiculez l’idée, assez subversive, que l’école leur veut et leur fait du mal. Je n’ai pas un regard angélique sur l’institution mais je ne partage pas ce point de vue parce que je m’intéresse beaucoup aux professeurs qui agissent de manière très déterminés pour la réussite de leurs élèves, quitte à choisir des méthodes alternatives. Mais vous, ce dégoût de l’école, est-ce un sentiment que vous avez tiré de vos années d’enseignement?
François Bégaudeau: Le fait que l’école aggrave les inégalités sociales ne participe pas de la «dénonciation» mais du constat. Il n’est pas plus «consensuel» que ne l’est le constat qu’il y a en France 3,5 millions de chômeurs. C’est un constat général, et indiscutable. Et il est fait depuis très, très longtemps: depuis au moins les premiers travaux de Bourdieu dans les années 60 (au moins, car on trouverait trace d’un constat similaire bien avant). Ce que donc vous appelez une «dénonciation habituelle» est bien plutôt un invariant de la situation depuis sept, neuf, quinze décennies. Voilà pour les termes.
Or, chose stupéfiante, malgré cette invariance (la seule variable étant que l’école est chaque année plus inégalitaire), personne ne remet en cause l’existence même de la machine. La radicalité de ma conclusion n’est qu’un ajustement à la radicalité du constat: puisque l’école fabrique structurellement des inégalités, il faut supprimer la structure.
Certains objectent, malgré l’invariance, qu’il serait possible de corriger l’école. Comme un fusil deviendrait miraculeusement une boite à caresses, l’école deviendrait, par magie, une machine à combler les inégalités. Sur la foi des faits, je ne le crois pas. Et pour une raison simple: contrairement à ce qu’un étonnant révisionnisme laisse croire –et se fait croire–, l’école n’a jamais été conçue pour combler les inégalités, mais pour les relégitimer. On parle toujours de l’échec de l’école. On se trompe. L’école a parfaitement réussi. Parfaitement réussi sa mission de relégitimer la classe dominante et de convaincre les pauvres qu’ils méritaient de l’être.
Que des milliers de profs chaque jour, produisent des gestes égalitaires, je n’en doute pas. Qu’ils aient besoin de se raconter une fable égalitaire pour tenir, je le comprends. Mais qu’on les appelle, selon l’humeur, chouettes gens ou dindons de la farce, leurs affects subjectifs sont quantité négligeable au sein d’une structure qui est une superbe performeuse inégalitaire.
Louise Tourret: Je suis d’accord avec vous. Historiquement l’École, la belle école républicaine, se fichait pas mal des histoires de reproduction sociale. L’historien Claude Lelièvre explique même comme la gauche était, sous la IIIème République, méfiante envers une institution qui aurait pu fabriquer des traitres à leur classe, faire des enfants des jaunes. Il existe un contresens consensuel sur les fondements de l’institution: vouloir comme Jules Ferry scolariser tous les enfants ne signifie pas qu’on lutte contre la ségrégation sociale.
Ceci posé les choses ont changé avec le collège unique (concrétisé par la droite), mais il s’est heurté, et se heurte toujours, à la vraie culture de l’école, une culture élitiste, une école dont le but est de trier… le Graal étant les grandes écoles, un objectif atteint par une infime minorité d’élèves. À cela on peut ajouter qu’une grande partie du corps enseignants majoritairement d’origine bourgeoise ou petite bourgeoise et peu ou mal formé a du mal, en début de carrière, à affronter la réalité des classes de collèges populaires. Mais, je tiens à vous rassurer, plus personne ne raconte de fables égalitaires sur l’école, les études sont connues, diffusées: la France est championne des inégalités, tout le monde le sait.
Et puis, je ne suis pas d’accord avec vous quand vous dites que personne ne remet en cause l’existence de la machine. Elle est bel et bien remise en cause! Tout un courant de pensée libérale défend l’idée du chèque éducation, vous voyez ce que c’est? Plus d’école publique et des tas de formules disponibles, des écoles à la carte, le choix des pédagogies, etc.
En fait, cela correspond à ce qui s’est passé en Suède. Et les think tanks libéraux applaudissent des deux mains… Le seul problème c’est que, grâce à l’étude Pisa, on sait depuis l’année dernière que le niveau des élèves suédois a vraiment reculé cela jette un petit doute sur les bienfait d’une telle mesure.
Surtout, je ne vois pas où est votre logique. Comment passe-t-on de changer l’école à fermer l’école? Pourquoi supprimer l’école rendrait le monde plus juste, ou plus amusant… Pourquoi serait-ce un bienfait pour la société? Une armée secrète de gentils pédagogues attend-elle que les écoles ferment pour permettre aux enfants des quartiers populaires de faire leur miel des pédagogies actives? Les enfants, une fois les écoles fermées, se mettront tous à vouloir davantage apprendre? Et bien sûr, tous les parents sauront se saisir de cette merveilleuse opportunité de devoir apprendre à lire, écrire, compter, raisonner à leurs enfants… Décrivez-moi ce que vous imaginez.
François Bégaudeau: Chaque privatisation, par définition, ouvre un marché. Cela vaut pour les autoroutes autant que pour l’école. La privatisation de l’éducation constituera une manne exceptionnelle pour le capitalisme. C’est ainsi qu’il attend son heure, patiemment, et que nous allons assurément vers la généralisation d’un business de l’éducation, qui rend notre discussion déjà caduque.
Mais avant de faire du mal à l’école, cet assaut libéral aura fait bien du mal au débat sur l’école. Aura bien entaché la lucidité des profs sur ce qu’ils font. Depuis des décennies, la focalisation sur cet ennemi exogène dédouane de regarder en face le mal endogène et structurel de la machine. C’est alors qu’une énergie réformiste (changeons l’école) s’est convertie en énergie défensive (sauvons l’école). Schéma qu’on retrouverait dans bien des domaines et qui explique le lent glissement conservateur de la gauche. Et alors, de vouloir ainsi sauver l’école n’a fait qu’accentuer l’idée qu’elle était bonne dans son principe. C’est pourquoi il faut bien qu’on s’entende ici: par fable égalitaire, je ne signifie pas que les profs et autres ignorent que l’école fabrique de l’inégalité (évidemment qu’ils le savent), mais qu’ils pensent que «l’école républicaine» a historiquement vocation a rectifier les inégalités. La lucidité que vous avez sur ses origines est, croyez-moi, très rare, parmi les profs. Et a vrai dire très peu d’entre eux ont eu l’idée de revenir au fondement –ne serait–ce qu’en lisant les textes. Il est donc très majoritairement admis que
-l’école républicaine est une formidable invention
-ses principes ont été dévoyés, c’est pourquoi elle va mal.
Il y a un consensus absolu, en France, sur ces deux points. De droite à gauche, de Marine à Jean-Luc. Citez-moi un intellectuel ou une figure politique français qui ne fasse pas l’éloge de l’école républicaine, qui n’appelle pas à sa refondation, etc. Et vous y participez, visiblement, puisque vous passez assez vite sur le structurel, pour aller vers des problèmes exogènes qu’il s’agirait de résoudre pour que l’école soit égalitaire (profs mal formés, etc).
Je reviens donc à la structure. Et je redis ce sur quoi vous êtes passée très vite. L’école n’a pas échoué à résoudre les inégalités, elle a parfaitement réussi sa mission de les relégitimer. L’école n’est pas discriminante par erreur mais par essence – et la suppression des notes n’y changera rien. L’école n’a pas vocation à sauver les pauvres, mais à les neutraliser et à les convaincre qu’ils méritent de l’être– le collège unique n’aura, là-dessus rien changé.
Le point est ici et nulle part ailleurs. Si vous étiez d’accord avec cette analyse structurelle, croyez bien que vous ne trouveriez plus du tout étrange de vouloir supprimer l’école. Il s’agirait de supprimer quelque chose qui fait du mal, tout simplement. Comme la cigarette dans les lieux publics, en somme. Enfin: qui fait du mal à certains. Qui fait du mal aux classes populaires. C’est quoi être un prolo à l’école? C’est, dans 99% des cas, l’assurance que ca se terminera sur une voie de garage ou dans une filière disqualifiée. C’est, jour après jour, heure après heure, le constat de sa propre indigence, émaillée d’humiliations régulières. C’est beaucoup d’ennui. C’est, en résumé un jeu pénible qui se termine mal. On ne se refait pas: je n’aime pas qu’on emmerde les pauvres. C’est de ce point de vue avant tout que j’aimerais bien qu’on en finisse avec l’école. Vous aurez compris que mon esprit n’est pas du tout celui des libéraux.
Vous me demandez ce que je propose, et par quoi je remplace. Mais d’une part je n’ai pas vocation à proposer quoi que ce soit. D’autre part, a-t-on «remplacé» la cigarette par autre chose dans les cafés? Non, c’était mauvais, on l’a supprimé, point. En l’occurrence mon idée n’est pas de rendre «le monde plus juste et amusant», mais de lui retirer une grosse épine qui:
-accable les pauvres, donc
-ennuie les enfants
-déprime les profs
-attise le ressentiment de part et d’autre (fiel des élèves, racisme des profs –voir le vote FN grimpant)
-n’apprend rien
-désapprend à apprendre
-fabrique des esprits normés
Donc non je n’attends pas que la suppression de l’école entraine quoi que ce soit en termes de pédagogie active. Votre lecture de mes textes m’apparaît, à ce stade, bien superficielle, alors qu’ils tachent de revenir à la racine des choses: apprendre, éduquer, qu’est-ce que ca veut dire au juste? Avec Rancière et quelques autres libertaires tordus, je tiens pour sûr qu’on apprend seul, et que c’est mieux ainsi. Ce qui m’entraine à remettre en cause l’idée, encore plus consensuellement admise, qu’il faille éduquer. C’est la notion même d’éducation qui me semble suspecte, a fortiori lorsqu’une nation la prend en charge –les parents, faut bien faire avec (et encore, on pourrait en discuter). Voilà bien ce qu’on ne remet jamais en cause: qu’il faille éduquer, et que cette mission doive être politiquement prise en charge.
Louise Tourret: Vous dites que dans votre idée il ne faudrait supprimer l’école obligatoire qu’à partir de l’âge de 8 ans pour «soulager les femmes». Je bloque sur cette formulation. Vous êtes féministe? Pourquoi ne pas parler des parents en général ? Et puis l’école n’intervient qu’à trois ans… et finit tôt. Ce n’est pas une solution de garde!
François Bégaudeau: Hélas vous n’avez pas «bloqué» sur cette formulation, pêchée à la va-vite dans la transcription approximative d’une interview sans fond, puisque vous vous êtes empressée de la condamner sans essayer de la comprendre, aussitôt relayée par une petite armée d’internautes tout aussi expéditifs, et qui ont commis le geste courageux et citoyen de liker ou retwitter votre aventureux procès. Une telle précipitation est sans doute à mettre sur le compte d’une générale fébrilité sur ces questions –autant que de l’ignorance des nombreux textes féministes que j’ai pu commettre.
Reprenons donc les choses calmement.
Un féminisme conséquent tient l’indépendance financière des femmes pour une condition nécessaire, quoique non suffisante, de leur émancipation. A ce titre, il est évident que l’école aura été un vecteur essentiel de cette émancipation. Prenant en charge les enfants cinq jours par semaine et trente semaines par an, elle les soulage, je maintiens ce mot, de la garde pendant un bon paquet d’heures et leur permet de travailler. Ca ne résout pas tous les problèmes, loin de là, mais c’est un facteur facilitant.
Pourquoi ne pas parler «des parents en général»? Parce que, comme n’importe quel observateur attentif à la question des femmes le constate et le déplore, c’est toujours en grande partie aux femmes que reviennent les gestes élémentaires de la parentalité: faire les courses, nourrir, vêtir, déposer au club de foot, concevoir et acheter les cadeaux de Noël, etc. Il arrive bien sûr que des hommes un peu moins mécaniquement patriarcaux affectent de prendre part à ces taches de base, mais les études sociologiques, aussi bien que les constats empiriques de chacun, montrent que ca n’opère qu’à la marge de la tendance générale. Sans parler bien sûr des nombreuses familles monoparentales, c’est-à-dire, et là encore les faits sont têtus, structurées en grande majorité selon le schéma mère+enfants.
Factuellement c’est donc bien les femmes, et surtout celles des classes populaires, que l’école soulage. Ce qui ne veut pas dire qu’elles mettent leurs enfants à l’école POUR se soulager –comme qui se débarrasserait d’un poids. C’est un bénéfice objectif et non recherché. M’armant d’une patience intellectuelle qui certes a fait défaut aux quelques likeuses qui ont soutenu votre réquisitoire aveugle, j’en viens à penser que leur colère-réflexe vient de cette confusion entre bénéfice voulu et bénéfice objectif.
Mais j’entrevois autre chose. Partant du principe qu’un comportement aussi primesautier procède de l’affectif, j’entrevois, dans cet assaut de «likes», l’effet d’une sorte d’une mauvaise conscience. Comme si j’avais dit explicitement ce que certaines s’interdisent, à tort, de penser.
Pour avoir beaucoup écouté mes copines devenues mères ces dernières années, pour avoir longuement écouté des femmes me raconter leur premières années de maternité en préparation de mon livre, Au début, il m’est apparu qu’un nombre non négligeable de mères ressentent, de fait, une sorte de soulagement lorsqu’elles ont laissé leur enfant à l’école, ou au club de foot, ou à un anniversaire de copain. Soulagement aussitôt altéré par une sorte de honte. Par le sentiment d’être une mauvaise mère. Car les millénaires de patriarcat ont bien incrusté dans la tête des femmes qu’une mère ne devrait jamais se satisfaire d’avoir quelques heures rien que pour elle. C’est le ressort le plus profond, le plus retors, de la domination masculine, et ainsi s’ouvre un autre terrain d’action du féminisme: déculpabiliser les mères. Les convaincre qu’elles sont parfaitement fondées à se consacrer quelques heures dans la semaine. Appelons ça un droit à l’égoïsme.
Depuis quelques années, je me réjouis de voir que de nombreux films ou livres ou spectacles, en général écrits par des femmes (dans ce domaine aussi, peu d’hommes mettent la main à la pâte) contribuent à cette salutaire déculpabilisation. Exemplairement l’historique Motherfucker de Foresti: oui je me fais chier au parc, oui il m’arrive de rentrer bourrée à l’heure où ma fille se lève, et ce n’est pas grave. Ce n’est pas indigne. Ca ne met aucunement en doute l’amour que je lui porte. Pour l’avoir vécu en live, je peux le dire: l’unanime frisson libératoire qui parcourait le public très féminin à ce moment du spectacle donnait la mesure rétroactive de la culpabilité.
A l’heure donc d’envisager la suppression de l’école, je me dis qu’il serait quand même bien dommage qu’on revienne sur ce fondamental effet vertueux de l’école– à peu près le seul, à mes yeux. C’est pourquoi un maintien du système en place jusqu’à 8 ou 10 ans me semble un bon compromis. Ca tombe bien, en général jusqu’à cet âge les enfants sont plutôt contents d’y aller. C’est après, et notamment au collège, que l’école devient un poids quotidien dont 95% des enfants se débarrasseraient si ça leur était permis.
119 Commentaires
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Bonjour François,
Merci d’avoir retracé ce parcours ! J’y suis venu après avoir écouté tes interventions sur l’éducation chez les Tipis volants et l’ADPH-Lyon. Je voulais savoir ce qui t’avait conduit à vouloir qu’on faire tomber les murs après y avoir exercé et en être sorti, je suis servi !
En t’écoutant parler de Rousseau et de l’Émile (que tu cites chez les Tipis), c’est-à-dire de la possibilité d’une incorporation des savoirs sans médiation sociale, m’est revenue en tête cette contribution assez originale de Barbara Stiegler, qui oppose Rousseau à Nietzsche. Je ne sais pas si tu l’avais vu passer, ça remonte un peu (2006) http://www.christian-faure.net/2007/08/04/dans-la-famille-stiegler-je-demande-la-fille/
Stiegler a peut-être évolué depuis, mais je serais friand d’un débat entre vous sur ce sujet un de ces jours !!
Il y a un nœud autour de la question de l’accès aux médiations (ce que tu appelles je crois enrichir l’environnement de vie – donc de libre apprentissage – des gens) qui rejoint sa problématique de rendre désirable ce qu’elle appelle avec Nietzsche la 3e mémoire : la mémoire du lointain, de l’étrange, du mort aussi, celle qui désadapte (émancipe) du monde tel qu’il va.
Les bibliothèques sont rares dans ma famille : une est atterrie dans ma chambre, contre le mur, y a moins de 5 ans. Remplie en 2 heures. Avant, ça s’empilait dans les tiroirs — y en a plusieurs, assez profonds, qui contiennent encore des piles et des piles de bouquins plus ou moins indésirables, en tout cas moins désirés. Ça sert à quoi de les garder quand on a fini de les lire ? Y a Gilbert. Que je lise, que j’aime ça, a toujours été mis en lien avec l’école. Les livres suivaient les bonnes notes et les bonnes notes venaient des livres. On me demandait d’encourager les cousins et les cousines à la lecture. S’ils lisaient, ils auraient plus de vocabulaire. Et de meilleures notes. Sauf qu’à un cousin, me voyant lire, exprime son désintérêt total pour la littérature : il aime pas ça du tout et j’ai pas grand chose à rajouter — des choses que j’aime pas, j’en connais des masses.
Lisant ces textes, je me suis interrogé sur la naissance de mon rapport à la littérature ; comme tout le monde, je lisais pas la majorité des livres que l’on devait lire pour les cours, je me débrouillais pour connaître les réponses des contrôles de lecture, j’ai eu un 14 en Bac de Littérature en ayant feuilleté Rabelais. La chance opérait, parfois le désir et le devoir se joignaient. Facile de frimer en Bac de français en plaçant Ulysse de Joyce, quand on l’a lu au lieu de réviser. Qu’on l’a lu pour ne pas réviser ?
C’est vrai, j’ai lu en dehors de l’école. Faut pas mésestimer la nocivité de l’école, aussi, ou juste de mon cerveau relou ; à l’université, je vois des livres dans les bibliographies que j’aurais aimé lire mais que le lien avec le cours, le devoir, la note, me rendent repoussants ; des livres que j’aime et que je choisis pour écrire des devoirs ne me donnent plus envie ; j’aime écrire et j’écris ce long message au bas d’un article de 2015 alors que je suis incapable d’écrire plus de quatre phrases en deux semaines pour un Mémoire. Oui, y a du pathologique là-dedans. I guess.
David Foster Wallace a écrit un article intéressant sur un dictionnaire, l’autorité du langage. Y a un langage à apprendre, officiel. Celui qui permet d’écrire des lettres de motivation, de passer des entretiens. D’être embauché. Une langue que je maîtrise puisque je suis tout de même allé à l’école — ou alors je l’ai apprise en lisant, en dehors de l’école, ça aussi — et je me retrouve avec des restes autoritaires, me disant que l’école permet tout de même aux gens d’apprendre cette langue qui reste la base, celle à tordre. Pour qu’ils me lisent, dans l’idéal. Je pense à ma gueule.
Mais ce désir des mots, cet amour des phrases, du langage, je sais qu’il ne vient pas de l’école bien que j’y sois allé. C’est ce bien que qui me fait douter. Enfin, pas longtemps. Pas fort.
T’aimes sans école.
Ça libérerait tout ce temps pour inventer comment vivre sans se ramollir, s’endormir. Le temps d’aimer. Dans ce temps, mon cousin se sentirait pas coupable de pas aimer lire. Il s’en foutrait.
Et j’aurais pu commencer tous les livres empruntés à la bibliothèque sans les lire au lieu de ne pas lire ce que j’aurais dû.
superbe texte
l’école ne crée pas des lecteurs, elle les valide et les valorise (note)
la preuve que l’école ne fait pas aimer lire, c’est que 90% des gens qui passent par elle en sortent sans aimer lire
des gens obtus disent alors : c’est parce qu’elle s’y prend mal
et alors ils essaient de s’y prendre bien
et le résultat est le même
évidemment que l’amour du texte ne se forme pas là -et c’est une bonne nouvelle pour l’amour, en effet
Merci pour ce texte, que je découvre aujourd’hui. Que de temps perdu pour tout le monde. Et que de culpabilisation par rapport à la lecture, cette activité qui ne devrait jamais être institutionnalisée.
c’est super violent quand un enfant quitte l’école
quitte vraiment
dis ciao bye bye
veux plus vous voir
pas de prof
pas de bac
pas de CNED
veux pu fini
préfère me casser de rage la main sur le mur de ma chambre que retourner m’ennuyer dans les vôtres
c’est super violent pour la proviseure, pour la médecin scolaire, pour la CPE, la prof de français, un bon élève qui se barre, élément moteur de mon cours, meilleure note au dernier DS, et qu’est-ce que tu vas faire ? c’est un mauvais calcul tu sais… ça mes parents me l’ont déjà dit, mais c’est ce que je veux, c’est ce que j’ai décidé.
vertige
et on se regarde tous avec des petits yeux effarés
certains pensent quel gâchis
et chacun s’interroge sur le sien
son beau gâchis
pendant que lui repart sur ses rollers
slalome comme un danseur
vers la vie ou la mort
vers la vie et la mort
vers la vie puis la mort