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Love story
Récit soumis au copyright publié dans Le Monde, été 2010.
Commande : une fiction autour de la télé
La première fois que Jérémy voit Dounia, il la trouve franchement vulgaire. Trop maquillée, trop épilés les sourcils, trop moulant le pantalon blanc on devine le string noir au travers. Bijoux, chewing-gum et l’accent du sud réglementaire. Elle vient d’Avignon — elle met un point d’honneur à préciser Villeneuve-les-Avignon. Bien sûr elle est en deuxième année d’une école d’esthéticienne. Parfois les gens semblent dérouler un programme sociologique, pense Jérémy en s’endormant dans un des sept lits Ikea du dortoir aux murs vert pomme ; on les dirait introduits dans la vie par des directeurs de casting avides de stéréotypes.
Les jours suivants, Jérémy évite Dounia autant que possible. Manœuvre difficile, l’appartement ne compte que huit pièces et pour l’instant une pluie de juillet condamne le jardin. Statistiquement il est fatal qu’il la croise quatre ou cinq fois par jour. Elle lui sourit, gentiment ou bêtement il ne saurait dire.
Au bout d’une semaine, leur tour de vaisselle les réunit devant l’évier de la cuisine américaine. Heureusement pour la conversation il y a le contentieux entre Romain et Fatou, qui fait parler tout le monde depuis la veille. La seconde est persuadée que le premier lui a piqué son Jalouse, numéro d’été. Jérémy pense que c’est quelqu’un d’autre. Un verre se brise que Dounia a laissé tomber. Elle dit qu’elle est une vraie miss cata. Jérémie s’amuse de l’expression et de ce qu’elle désigne. Il aime bien les filles maladroites.
Dans l’appartement l’ambiance se tend. Le dortoir des filles devient celui des 8 membres du clan Romain ; les 6 membres du clan Fatou investissent celui des garçons. Dounia soutient Romain parce qu’elle aime bien son style. Jérémy se rallie à ce camp mais laisse quand même un lit entre Dounia et lui.
Le deuxième soir elle s’assoit en tailleur sur sa couette pour tailler une bavette avec lui. Il ne connaissait pas l’expression tailler une bavette. Il retire son oreillette de I-pod pour l’écouter raconter qu’une fois par mégarde elle a jeté le couffin du bébé de sa sœur dans une benne. Miss cata. Jérémy rit et s’agace d’une dizaine d’anecdotes du même type. S’agace parce que cette fille déroule ses récits sans jamais poser de questions. Narcissisme de la coquette, diagnostique-t-il une fois qu’elle a regagné son lit et chuchoté bonne nuit Jerem’ dans le noir.
Pourtant le 16 juillet, elle l’entraîne à l’écart dans le jardin et lui annonce qu’elle a deviné son secret : il est sourd d’une oreille. Par réflexe de compétiteur, il nie et la défie de prouver ce qu’elle avance. Elle explique avoir remarqué qu’il ne met jamais la tête sous l’eau dans la piscine, qu’il se tenait éloigné des baffles pendant la soirée déguisée, qu’il n’utilise qu’une oreillette de I-pod. Et aussi son petit déséquilibre chaque fois qu’il se lève du canapé. Jérémie conteste point par point. Elle ne discute pas, elle en est déjà au coup d’après : s’il confirme là maintenant, elle sera sûre d’empocher 5000 euros en révélant son secret, et elle promet de partager en sortant.
Il confirme. Il a dû renoncer à son métier de DJ le jour où un gros Larsen lui a explosé le tympan. Maintenant il est serveur dans la boîte de nuit où il était un maître de cérémonie très prisé. Dounia trouve ça triste puis prévient la production qu’elle va buzzer Jérémy le soir même. Elle le fait, on ajoute 5000 euros à sa cagnotte. Jérémy lui demande si elle tiendra parole pour l’argent. Elle dit que oui. Il choisit de la croire.
Cette alliance objective les a rapprochés, c’est souvent qu’on les voit allongés sur des transats parallèles. Pendant le duplex en direct de l’émission du 26 juillet, Benjamin leur demande si leur binôme procède de la machine à gagner ou du couple. Ils ne répondent pas, le cadre les réunit se souriant en silence.
Pour le moins, Jérémie admire en Dounia la grande acuité aux détails qui lui a permis de le percer. Rien ne lui échappe. Sa cicatrice sous la rotule pas plus que ses infimes bégaiements sur les p. En revanche, elle ne dévoile rien d’elle. Ses anecdotes incessantes la masquent plus qu’elles ne la dévoilent. Jérémie bute sur un bloc d’opacité, cela excite au moins sa curiosité. Pendant l’heure hebdomadaire sans caméra, il lui demande son secret. Elle pense qu’il a dans l’idée de le monnayer, sur le même mode que précédemment. Il dit que non, c’est juste pour mieux la connaître. Elle choisit de le croire mais ne révèle rien.
Le lendemain Jérémy se démène pour gagner le concours de mime et donc le droit de pénétrer la Chambre des secrets. Là il va directement au portrait de Dounia, flanqué des trois objets indices : un arbuste nain, des lèvres écarlates en plastique, un stylo. Il passe la nuit suivante à tourner des combinaisons sémiologiques dans sa tête. Il s’endort sur la conclusion que la fille qui dort là à côté –ils ont déplacé le lit qui les séparait — s’est fait refaire la bouche (lèvres) qu’elle trouvait trop petite (arbuste nain). Pour le stylo on verra au réveil.
Au réveil il a oublié le stylo et observe clandestinement la bouche encore endormie de Dounia. Elle ne semble pas plus fausse que vraie. L’un ou l’autre qu’est-ce que ça change ? c’est ce qu’il se dit, aussitôt tiré de ses méditations par la Voix qui le convie au confessionnal pour lui annoncer qu’il est nominé en même temps que Léo. Les téléspectateurs voteront samedi pour exclure l’un des deux de l’appartement.
Apprenant la nouvelle, Dounia le rejoint sur le canapé pour le consoler. Dans l’élan de sa tendresse, elle l’embrasse dans le cou puis sur la bouche. Il se confirme que ses lèvres ne sont pas moins vraies que fausses.
Comme par hasard ils s’embrassent le jour où il est nominé, soupçonne le clan Fatou, Noémie en tête. Soupçon confirmé par la déclaration face caméra de Jérémy pour rallier les votants à sa cause. Quitter le jeu peu importe, dit-il, quitter Dounia ce serait douloureux.
Quel cinéma, maugrée le clan Fatou, avec d’autant plus de hargne que finalement le public exclut Léo.
La semaine suivante, au tour de Dounia d’être nominée. Cette fois son couple sur lequel plane un doute national ne la sauve pas. Elle sort, chargée de trois valises et autant de coffrets de toilette.
Désormais Jérémy se morfond entre son lit et le mini terrain de basket où Dylan le défie en un contre un. Nominé deux fois de suite, il demande au public de le sortir car il veut rejoindre Dounia. Mais les précédentes éditions de l’émission ont rompu les téléspectateurs à ces manoeuvres paradoxales, et comme ils l’aiment bien, ils votent pour satisfaire ce qu’ils croient être son désir tacite. Résultat, Jérémie en reprend à chaque fois pour une semaine.
Il finit par sortir le soir des demi-finales. La partie incrédule de la France se gausse de voir que Dounia n’est pas présente dans le studio pour l’accueillir, comme c’est l’usage, et se regaussse quand Benjamin lit un télégramme d’elle disant qu’une grippe la retient à Villeneuve-les-Avignon. Formulant ces mots le présentateur prend l’accent. C’est une manière de moquerie.
Le lendemain Jérémy avale 700 kilomètres en voiture. Il a donné rendez-vous à Avignon au correspondant local de la rédaction de TF1 et lui propose de filmer ses retrouvailles avec Dounia, moyennant 20000 euros. Dans la voiture qui les emmène à Villeneuve, le journaliste demande au conducteur s’il ne craint pas de découvrir sous l’oeil de la caméra une Dounia pas malade du tout. Jérémy dit qu’il prend le risque.
Devant la porte de la maisonnette facilement trouvée, il attend que le caméraman trouve son angle de vue puis sonne. Dès qu’elle ouvre, Dounia repère l’équipe de journalistes, mais c’est plutôt la peur d’être contagieuse qui la retient de joindre un baiser à son étreinte. Jérémy s’en fout, il veut bien d’une grippe si elle vient d’elle, il se laisse manger la bouche et en redemande.
La caméra entre dans le salon avec eux et se retire au bout d’un quart d’heure, comme convenu.
Dans la langueur d’après le sexe, Jérémy propose qu’avec le fric du journaliste et leurs cagnottes cumulées ils louent pour un an un loft à Marseille où elle lui a dit rêver d’habiter.
Dans la langueur d’après une seconde séquence sexuelle, elle révèle que depuis toute petite, elle a la manie de se planquer pour manger du papier. Dans la Chambre des secrets, l’arbuste nain et le stylo symbolisaient le papier, les lèvres le manger. C’est elle qui prise d’une fringale a volé le Jalouse de Fatou dans l’appartement. Jérémy ne la croit pas, alors elle arrache la couverture d’un magazine people où ils sont en photo, la déchire, la roule en boule, la mâche, l’avale. Il rigole et pour le faire rire encore elle déchire, roule en boule, mâche et avale deux feuilles blanches où devait s’écrire la suite de leur histoire. Du coup on le la connaît pas. Chacun l’imaginera en fonction de son humeur.
21 Commentaires
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C’est particulièrement intéressant de relire cette nouvelle, des années après. Maintenant, je ne dirais pas que Dounia m’apparaît plus réellement humaine en sortant du loft qu’en y entrant. Elle est d’une étrangeté vraiment saisissante. Je trouve la fin magistrale.
« La première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide ».
Effectivement, on sent l’influence. L’histoire d’ailleurs d’Adrien qui rencontre Bérénice se prête bien à cette télé réalité : d’abord vis-à-vis des protagonistes qui font le choix d’entrer dans le jeu, en pensant avoir le coup d’avance sur les autres et finalement pouvoir aller au bout – gagner les pepettes. A l’image de Jérémy, qui avec froideur et recul juge Dounia comme « un programme de sociologie » déroulé, et qui, finalement, une fois tous les ingrédients réunis par les véritables acteurs du jeu (scénaristes, etc), tombe amoureux (on comprend d’ailleurs ici le terme fantasmatique de la flèche de cupidon). Ensuite vis-à-vis de nous spectateurs de cette emission, qui de prime abord ne supportons pas ce genre d’expérience… et puis, ça nous intrigue tout de même, et puis on se reconnait à quelques moments, et puis à force on comprends les ficelles, et puis on voit se dessiner dans un « champ » particulier, ce que l’on peut retrouver dans des « champs » plus globaux.
Bref, à l’image d’Adrien, à l’image de Jérémy, à l’image des téléspectateur, j’appellerai ça un « anti-coup de foudre » !
En opposition à vos oeuvres , et à vous-même François, où pour le coup, j’ai un véritable coup de foudre ! Et cela n’est pas dû au hasard…
bien vu
et merci
J’apprécie ce texte et surtout la richesse de vos mots et la tournure de vos phrases. Mais pourquoi avoir écrit les chiffres… en chiffres?
Je m’y perds toujours dans le code. Je ne connais pas les usages.
Doc je m’en remets aux correcteurs, qui en l’occurrence ont laissé passer.
Un vrai plaisir matinal. J’aime beaucoup. L’évocation de Dounia est saisissante : créature quasi virtuelle, elle s’incarne dès lors qu’elle quitte l’espace clos du loft et contracte la grippe. On la croit revenue du côté des vivants. Mais son identité demeure trouble jusqu’à la fin (« Du coup, on ne la connaît pas »). Au-delà de son humour, je trouve que cette nouvelle a une dimension fantastique.
Oui c’était un peu le but
Mais surtout de jouer à renverser le postulat commun : téléréalité = faux
Et si on essayait de voir quel principe de réalité insiste, y compris dans un contexte où tout est scénarisé?
je pense que l’étrangeté vient aussi de là
Intéressant : as-tu l’impression que ce principe de réalité s’est dilué au fur et à mesure le concept a essaimé ? Je veux dire : crois-tu que les candidats qui se sont succédé dans ce type d’émissions ont de plus en plus compris les rouages de la machine et agi en respectant les trames du scénario, ou est-ce qu’il y a encore une certaine porosité qui laisse au réel la possibilité d’infiltrer des réactions, des situations que les candidats voudraient maîtriser ? Quelque chose qui leur échapperait encore…
C’est devenu assez difficile, depuis la saillie de réel qu’avait représenté le Loft
C’est de plus en plus verrouillé, mais il y a toujours un élément de réel irréductible qui s’impose, un tic, un fait d’oralité, un geste, des fringues
Aussi scénarisées soient-elle il y aura toujours beaucoup plus de réel dans un épisode d’une émission de ce type que dans tout Plus belle la vie
Je suis d’accord. Pourtant, force est de constater que les gens sont revenus au bon vieux soap-opera, considéré comme moribond au moment où la télé-réalité est apparu. « Plus belle la vie » a triomphé.
me suis demandée un instant si j avais raté ça à la télé…
hep mister webmaster, pourquoi les 2 récits annoncés « Je suis téléphage » et « Toutes les fables ont une morale » renvoient-ils à ce même texte, y a eu un bug ? M’attendais à avoir deux fois plus de choses à lire, moi, alors tu comprends déception frustation colère poing sur la table putain ça fait mal pleurs rimmel qui coule, bref c’est moche quoi…
? les deux récits existent bien (TEXTES-> Récits). J’imagine donc que vous évoquez une erreur de lien quelque part mais où ? dans quel article ?
ok, vu. lettres et lavoir. Corrigé
Merci. Et au passage bravo pour ce site super bien construit, drôle à tous les étages et tellement fourni que je ne sais plus ce que j’ai déjà lu ou pas encore. François, Claire et toi, effectivement c’est la dream team. Have fun, on en profite !
Je trouve que ton texte reflète bien le concept et le déroulement de l’émission, avec la description des participants qui s’épient les uns les autres. Je trouve cependant qu’il y a quelques longueurs dans le récit, longueurs qui, à mon avis, ne sont pas essentiellement dues au texte lui-même, ou à la manière dont il est rédigé, mais qui reflètent plutôt les histoires des participants à l’émission, histoires traînant parfois en longueur et présentant en fait peu d’intérêt. J’aime bien la fin du texte que je trouve inattendue, et où tout s’explique :
– la signification de l’arbuste nain, du stylo et des lèvres ;
– la disparition du Jalouse de Fatou, qui a constitué l’Affaire de la semaine et qui a dû, par la même occasion, faire exploser le taux d’audience et le nombre d’appels téléphoniques des téléspectateurs à un euro la minute (même si, en fait, beaucoup de téléspectateurs trouvent ces péripéties ridicules).
Quant à la suite de l’histoire de Dounia et Jérémy, mon humeur et mon imagination me disent que Dounia ayant contaminé Jérémy, une grippe les a cloués au lit pendant une semaine. Ils ont profité de ce repos forcé pour refaire le monde et décider de ce qu’ils allaient faire avec les 25.000 euros obtenus grâce à l’émission. Une fois guéris, ils sont allés à la banque contracter un prêt immobilier pour acheter une maison. Le banquier leur demandant en plus la somme de 100.000 euros à titre de garantie, ils ont décidé de prendre des cours de chant, afin de participer à Star Academy et d’essayer d’empocher le gros lot pour pouvoir réaliser leur rêve. Deux jours après avoir emménagé dans le château de la Star Ac’, Dounia mange le Voici de Jennifer, une autre candidate, et c’est reparti pour un tour …
Mais dis-moi, François, je ne savais pas que tu te passionnais pour ce genre d’émission …
J’ai été un assidu des premiers Lofts et des premiers Popstars. Maintenant un peu moins. Mais je continue à trouver ça mille fois plus intéressant que n’importe quel feuilleton ou série en carton.
Je regardais également assidûment les premières éditions de Star Academy (du temps de Jennifer, jusqu’au temps de Sofia, à peu près, sans oublier Grégory Lemarchal qui, à mon avis, a marqué l’émission par son talent), le Loft, Pop Stars ou La Nouvelle Star.
Et puis, je pense que le concept de ce genre d’émission a fini par lasser le public, sauf, peut-être, les adolescents, pour qui les rebondissements constituent un thème de discussion, dans la cour.
Quand j’étais adolescente, je me rappelle que, avec mes amies, on suivait très régulièrement « Hélène et les garçons » (une série en carton, sans doute) qui, à l’époque, était à la mode. Et cela alimentait chaque jour nos discussions dans la cour du lycée. Aujourd’hui, évidemment, cela paraît désuet.
En fait, je pense qu’il y a un phénomène d’essoufflement. Au fil des années, ça devient répétitif, un peu comme les comédies musicales (il y a eu « Notre-Dame-de-Paris », puis « Les Dix Commandements » – chef-d’oeuvre -, puis maintenant « Dracula », avec le même chorégraphe, Kamel Ouali, mais cette comédie musicale aura-t-elle le même succès ?).
Côté séries en carton, je sais que tu n’apprécies pas trop le feuilleton « Plus Belle la Vie » (il me semble que tu en parles dans ton livre « Tu seras écrivain, mon fils »), mais je trouve cette série plus intéressante que les séries américaines scientifiques ou policières type « Les Experts ». Je trouve que « Plus Belle la Vie » colle davantage à la réalité. Même si je la suis moins depuis début septembre, essayant de garder un peu de temps pour réfléchir ou préparer mes messages (ou, pour être plus précise, mes posts) à poster sur ce site le lendemain matin.
Je te dis : c’est toute une organisation …
euh…influence d’Aragon au début du texte ?
alors là chapeau bas
tu aperçois ce qui était allègrement passé inaperçu au moment de la publication de cette nouvelle dans Le Monde
oooh mais ça va m’ouvrir des portes ça 🙂 qu’est-ce qu’on gagne ?